Brève approximation pour contribuer à situer l’action de l’UiTC (université internationale Terre Citoyenne).
Nous vivons au temps des conflits systémiques. Rien qui ne puisse surprendre au regard de l’histoire mondiale démontrant par elle-même le poids écrasant des rapports de force quelles que fussent les étapes de l’histoire. Pourtant, si notre époque semble s’être écartée des grandes déflagrations fratricides caractéristiques des siècles précédents, il n’en demeure pas moins qu’elle en démord toujours avec les luttes guerrières et surtout qu’elle affiche de nouveaux modes de confrontation, voire même de nouvelles finalités de l’affrontement.
Du point de vue historique, l’un des repères temporels qui permet d’appréhender à grand trait l’environnement géopolitique dans lequel nous nous trouvons est celui de la période initiée par la sortie de la Guerre froide suivie du virage vers un ordre multipolaire. La « longue paix », pour reprendre le terme de l’historien John Lewis Gaddis, succède à la tension Est-Ouest et assigne le rôle d’arbitre à la superpuissance américaine. Les conflits inter-étatiques sont limités à la fois en raison d’une pax americana menée bon an mal an à l’échelle de la planète, et surtout du fait du coût exorbitant que toute confrontation directe entre puissances serait susceptible d’entraîner. La stratégie du « grand échiquier » oriente la politique d’hégémonie globale des États-Unis. Elle est mise en œuvre par le truchement d’une offensive géopolitique et culturelle drapée dans le rayonnement du modèle occidental (néolibéralisme, démocratie marchande, droits et modes de vie), attaché à l’idée d’éradication du « fléau de la guerre » gravée dans le marbre de la Charte des Nations Unies en 19451.
Pourtant, les guerres civiles ou territoriales et les velléités ethnico-religieuses ne tardent pas à sortir de leur boîte de Pandore aussitôt dissout l’équilibre bipolaire. Tour à tour, les conflits éclatent (Liberia, Sierra Leone, Ouganda, Rwanda, Zaïre, Somalie, ex-Yougoslavie, Kosovo, Haut-Karabakh, Géorgie, Tchétchénie, Afghanistan, Tadjikistan, Koweït, Irak). S’il limite les velléités entre les États, le nouvel équilibre est cependant loin de contenir l’intensité des affrontements en-deçà de cette échelle. Chose beaucoup moins explicitée dans les faits, y compris dans les cadres théoriques : la suprématie nord-américaine contraint ceux qui veulent affirmer leur ambition régionale ou se positionner comme acteur global à entreprendre leur regain de puissance sur le terrain de l’économie. Cet ascenseur par l’économie exacerbe la conflictualité dans les marchés et facilite la montée des pays émergents ainsi que celle de nouvelles puissances. La fulgurante percée de la Chine ou de la Corée du Sud, et avant celle du Japon et de l’Allemagne, s’expliquent par leur engagement conçu non seulement en terme de rattrapage sinon de conquête des nouveaux outils de compétition et d’influence.
L’avènement de la société de l’information dans les années 2000 sur fond de globalisation tout azimut accélère cette tendance et la fait basculer dans un nouveau paysage stratégique. Le monde se scinde en un espace matériel et immatériel, ce dernier offrant un terrain par excellence pour les nouvelles stratégies de dépendance et d’influence. La guerre, déjà en relative inhibition, se démilitarise. Les conflits deviennent systémique et « hors-limites » pour reprendre le titre d’un ouvrage chinois éponyme. L’acteur fort, piégé par la non-acceptabilité de l’usage de sa force brute, est contraint de masquer sa coercition. L’acteur faible exalte les images qui servent ses intérêts et l’injustice dont il est victime. On voit s’effacer les délimitations entre le militaire, le sociétal, le civil, le politique et l’économique. Les acteurs civils jouent un rôle actif dans les stratégies de déstabilisation (révolutions de couleur par exemple) et d’influence (questions sociales et écologiques). « Le monde contemporain n’est plus celui des paroxysmes militaires mais d’une conflictualité tiède, globale et continue » souligne Raphaël Chauvancy dans Les nouveaux visages de la guerre. Les ingérences informationnelles lors de processus politiques ou électoraux tels que les révolutions colorées (Géorgie, Ukraine), les Printemps arabes, le Brexit et les élections américaines de 2016, ont donné des résultats subversifs qu’il aurait été tout simplement impossible d’atteindre avec les seuls moyens coercitifs. Un peu plus en arrière, on pourra aussi se référer aux guerres du Vietnam et de l’Algérie pour démontrer dans quelle mesure le travail informationnel sur l’arrière fut déterminant.
Mettre l’accent sur cette conflictualité ne conduit pas nécessairement à entériner ce que certains appellent un tournant ontologique (une révision des grandes catégories d’interprétation du monde) ou à affirmer que tout relève désormais de la guerre et des rapports de force. Le monde a changé tout simplement. Et avec lui certaines grilles de lecture. L’essentiel est surtout de mettre le doigt sur la mutation globale de la conflictualité et sur le fait qu’elle s’accompagne paradoxalement d’une série de barrières perceptives empêchant de l’aborder dans sa pleine réalité. En Europe, en particulier dans l’Europe occidentale mais pas seulement, les élites et une partie de la société civile résistent à se mettre en face de ce panorama. La COVID-19 a rappelé comment la dimension tragique et conflictuelle de la globalisation y était marginalisée et quel a pu être le coût de cette inertie. Les grilles de lecture sont encore trop ancrées dans des cultures stratégiques calibrées sur les affrontements militaires ou dans le formatage indirect qu’a générée la période de fantastique prospérité du continent européen depuis 1945. D’une manière générale, influence libérale-démocrate aidant, l’intégration des économies, le partage des idées et la circulation des individus dans une perspective universaliste, ont pu faire croire un temps à la fin du choc et de la friction. Pourtant, il n’en est pas du tout ainsi aux États-Unis, au Royaume Uni, au Japon, en Chine et dans bien d’autres endroits du monde. Il n’en est pas ainsi dans les territoires locaux qui sont tout bonnement assignés au combat pour survivre à la destruction économique. La trajectoire même des pays mentionnés juste avant évoque bien entendu une aptitude au développement par l’appropriation culturelle des outils de la modernité. De l’autre, elle montre une capacité littéralement « guerrière » pour s’investir dans les nouveaux modes de confrontation afin de peser dans le destin planétaire. La recherche de marges de manœuvre autres que celle de l’accumulation de puissance militaire est au cœur de leur stratégie de développement.
Dans ce tableau, la connaissance s’est convertie en un outil conflictuel d’une portée particulièrement vaste. La recherche de dépendances dans le domaine de la technologie et de la production de connaissances est aujourd’hui un levier central de puissance portée par les États-nations. D’où l’intérêt stratégique porté en amont sur la collecte des données par les écosystèmes numériques et leur traitement afin de maintenir un avantage dans ce domaine. Rappelons que la préséance des États-Unis s’est appuyée dès les années 1980 sur la suprématie dans le domaine de la production scientifique et le contrôle des réseaux d’information. L’émergence de l’espace immatériel a aussi reconfiguré les formes de révolte, de contre-insurrection et les action de résistance face à l’ordre établi. Des travaux récents (Zeynep Tufekci par exemple) ont mis en avant comment les réseaux ont fait croître les capacités de mobilisation sociale sans nécessairement approfondir leur profondeur stratégique et leur capacité d’enracinement. À l’époque des télécommunications, d’abord Antonio Gramsci puis ensuite Gustave Le Bon, Edward Bernays, Noam Chomsky ou encore Joseph Nye décryptèrent les rouages de la domination culturelle et de la fabrique du consentement. À l’heure du cyberespace, nous en sommes schématiquement à des logiques de guerre de l’information par le contenu, à l’ingénierie sociale et au modelage cognitif (Gene Sharp, Albert Bandura) projetés à des fins d’influence et de déstabilisation. Les espaces autonomes informationnels donnent une marge de manœuvre inédite à des acteurs souhaitant renverser des rapports défavorables face à des plus puissants. On en voit les résultats depuis la lutte du Larzac en France jusqu’aux mouvements anti-globalisation de Seattle en 1999 en passant par les vingt années de guerre informationnelle au Venezuela. La faiblesse idéologique du bloc occidental depuis les années 1990 a ainsi ouvert la voie à diverses contre-offensives qui sont instrumentalisées par des rivalités d’ordre géopolitique. Encore une fois, la COVID-19 aura révélé comment des connaissances sont susceptibles de déstabiliser une communauté toute entière lorsqu’elles sont utilisées sur un mode offensif.
Il suffit d’observer comment la Russie et désormais la Chine, à travers leur réseau médiatique respectif, distillent une action continue de questionnement autour des fractures sociales du monde occidental dans l’optique de son affaiblissement. Sur d’autres plans, le lobbying corporatif dans tous les domaines de l’industrie recours à la fabrique de confusion et d’ignorance (agnotologie) dans le but d’avantager ses positions. La politique de puissance étasunienne est inséparable de la promotion d’une culture de l’érosion de la souveraineté nationale, d’ouverture aux réseaux et de la non-violence (véhiculée par auteurs comme John Holloway, Albert Bandura ou Georges Soros). Ils contribuèrent d’un côté à escamoter la perception des rapports de force, de l’autre à fournir des leviers de déstabilisation favorable au modèle libéral. La formation en sciences de gestion en Europe est par exemple entièrement formatée par l’école de pensée américaine depuis l’époque du plan Marshall. De même avec la prédominance nord-américaine dans le domaine scientifique ou la perspective de changement sociétal véhiculée à travers l’auto-censure véhiculée (par la woke/cancel culture), la théorie du genre ou encore la remise en cause anglo-saxonne des droits de l’homme à l’européenne.
Au vu de ce tableau rapidement tracé, on comprendra qu’il n’est plus possible de faire l’économie de se situer dans ces rapports de force et de discerner les stratégies en présence. Aussi séduisantes soient-elles, toutes les propositions d’accompagnement au changement social, aux méthodes d’apprentissage et de transformation, ainsi que les notions liées à la durabilité et aux difficiles transitions qui s’annoncent, sont déjà traversées par des stratégies masquées d’influence voire des conflits ouverts pour la conquête des marchés. Ces thématiques sont situées au cœur des manœuvres visant l’influence des esprits et ne pourraient abordées sans vision globale et stratégique. On pourrait même avancer que de leur viabilité dépend de la capacité à pratiquer un nouvel art du combat civil et citoyen. La question de se former à la gestion des conflits revient donc à la fois à dépasser des blocages liés à la plus grande complexité des relations humaines, mais aussi à s’émanciper d’une tutelle conceptuelle et politique qui est susceptibles de maintenir une communauté en position de biais cognitif et de dépendance.
Le contenu de l’éducation populaire et citoyenne se trouve ainsi posé d’une nouvelle manière. Quelles sont les grilles de lecture les plus adéquates ? Faut-il se focaliser sur les conflits en eux-mêmes, sur ses causes en amont, sur les deux à la fois ? Les approches fondées sur les aspects inter-personnels ou groupaux de la gestion des conflits se sont-elles pas trop biaisées ? Comment accompagner les acteurs d’un bassin industriel promis à un démantèlement progressif et faisant les frais de l’absence de protectionnisme de son État-nation ? Faut-il lui donner en amont les clés de combat dans l’économie contemporaine ou travailler avec l’ennemi (quel serait-il dans ce cas) et attirer son attention sur la gestion des conflits inhérents à sa dislocation ? La raison d’être de l’éducation populaire à portée émancipatrice est-elle toujours aussi fortement rivetée sur le refus de la puissance mono-culturelle de Washington et à la façade de la démocratie marchande affichée par le néolibéralisme ? Comment faire la part des choses et discerner le jeu des acteurs au sein de la vaste galaxie de la société civile connaissant les instrumentalisations en tout genre qui s’y déroulent ? Comment promouvoir l’ouverture à des approches innovantes tout en éveillant la conscience politique sur les brèches utilisées par d’autres pour immiscer leur propre influence au nom des mêmes principes d’ouverture et de transformation positive ? On comprend à travers ces quelques questions que le changement de contexte n’est pas sans provoquer certaines reformulations dans les réponses à construire.
Cette gymnastique comparative et ce questionnement est potentiellement porté par l’UiTC. Pour de multiples raisons, les cadres institutionnels actuels sont trop rigides et cloisonnés pour inventer des réponses de formation réellement en phase à ces enjeux. Dans plusieurs pays, même si les doctrines ont évolué au sein des corps stratégiques, les initiatives les plus dynamiques sont portées par la société civile.
En poursuivant les réflexions précédentes, un certain nombres d’axes stratégiques pourraient être formulés :
- Quels concepts et quels syncrétismes seraient propices pour enrichir l’approche du monde multi-conflictuel qui émerge depuis les deux dernières décennies ?
- Quelle part des choses entre influence normative et culturelle et les dynamiques endogènes aux sociétés aptes à impulser des changements structurels ?
- Sur quelles bases développer une « nouvelle » intelligence des rapports de force et des conflits dans une perspective d’émancipation, de diversité et de durabilité ?
- Quelle pédagogie développer pour mettre cette intelligence au service des acteurs mobilisés ?
- Quelles connaissances est utile produire pour accompagner l’action des acteurs de terrain ?