Contribution à la feuille de route du réseau Intelligence de la complexité
« La transformation de la société qu’exige notre temps s’avère inséparable de l’auto-dépassement de la raison » – Cornelius Castoriadis.
Diverses pérégrinations, au sens propre comme au figuré, m’ont amené sur le terrain de la complexité et plus largement sur la question du renouvellement des cadres de perception et de pensée. Mon champ d’action est celui de la communication en réseau, de l’activisme socio-politique, de la gouvernance et des relations internationales. Pour faire court, de l’action collective dans un monde globalisé, avec un angle souvent interculturel, transversal et interdisciplinaire, et selon des niveaux de participation et de profondeur très variables.
À l’instar d’autres de ma génération portant un regard curieux sur le monde, j’ai constaté en pérégrinant sur les différents continents le contraste entre les connaissances scientifiques accumulées, les mythes affichés sur le progrès et le développement, et la marche réelle des sociétés et de la planète. Dérèglements climatiques aux conséquences tangibles et variées, extinction de la biodiversité et menaces de rupture des équilibres de la biosphère, capture des sciences et des technologies par le marché et des États industriels, hétérogénéités et inégalités sociales rampantes, permanence des hypocrisies et des rapports de force entre Nations, déliquescence des États vulnérables et absence d’entité supranationale capable d’orchestrer, après deux Guerres fratricides, un monde encore plus unifié et interdépendant…etc. Géologue de formation, cette humeur du monde allait me faire évoluer de fil et en aiguille vers d’autres domaines d’activité et reformuler souterrainement les motivations tissées avec mon environnement social. Avant la découverte de l’incommensurable complexité du monde, c’est en fait le contact avec l’inconnu, l’Autre et donc l’ignorance qui aura soulevé chez moi des prises de conscience. Trempé dans la culture française et par la même dans un eurocentrisme prononcé, j’avais naïvement absorbé l’idée – voire l’esprit du temps – que les conflits et les fléaux étaient sortis de l’histoire. L’ailleurs et le réel multi-polaire auront tôt fait de remettre l’instabilité, les rapports de force et les crises dans mon quotidien en rappelant que celles-ci ne gisaient jamais très loin sous l’écume des choses, contrairement à ce que les regards pseudo-déterministes de « fin de l’histoire » avait tenté de distiller au moment de sortir de la tension Est-Ouest. Rien de très surprenant si l’on se replace dans l’histoire longue des civilisations qui nous rappelle la nature des tragédies antérieures mais aussi les formidables bonds en avant réalisés grâce la modernité. Les avancées que celle-ci a produit sont en effet indéniables. Pourtant, dans cette amorce de deuxième millénaire, il est devenu tout aussi patent que les mythes du contrat social moderne, reposant notamment sur le transfert de la sécurité à l’État et sur l’alliance entre progrès, sciences et croissance, sur la base des outils conceptuels et philosophiques élaborés au sein de la rationalité occidentale, font de plus en plus problème.
Cette mise en cause du contrat social, avivée par un nouveau partage du monde et chaque nouvelle contradiction mise sur le dos de la globalisation – la pandémie du coronavirus, l’éclatement de l’OPEP, l’émiettement multilatéral et les reflux économiques et financiers en étant le tout dernier avatar – a pris des visages multiples dans les batailles conceptuelles, narratives et idéologiques. J’ai pu en entrevoir le contenu dans les sphères intellectuelles et les mouvements sociaux en Amérique Latine, en Afrique et en Asie. Elles forment des mouvances qui se connectent avec celles du post-modernisme, du post-productivisme, de la collapsologie, de l’écologie, de la complexité. À l’extrême, elles peuvent alimenter des récits à l’emporte-pièces voire des idéologies quasi religieuses, anti-occidentalistes ou ultra-nationalistes, fixés sur le repli. Les postures critiques sont aussi encouragées par le fait que les itinéraires de modernisation des pays en développement sont à la fois moins contraints et plus ouverts, les pays centraux accusant une « fatigue de globalisation » faisant peser moins d’hégémonie et de force normative. Depuis les années 2000, l’opportunité est donnée à ces pays de recouvrir de l’influence nationale et de la puissance par un développement qui soit moins synonyme de césarienne culturelle. La poussée de nouvelles individualités et la communication généralisée modifient également ces conditions sur le plan social et culturel. La prolifération de nouveaux acteurs également (société civile, groupes illicites et irréguliers). Néanmoins, quand bien même des oppositions existent, cette critique de fond est encore très loin d’être généralisée dans les enceintes nationales. Les fondements de la seconde modernité, en particulier le couplage entre croissance économique, sciences et techniques, sont encore profondément encastrés dans les boussoles subjectives et stratégiques. Leur base ne diffère d’ailleurs pas fondamentalement d’un modèle politique à l’autre, la démocratie libérale d’origine anglo-saxonne ayant les mêmes ressorts sécuritaires et productifs que les modèles influencés par Marx, Engels, Lénine ou Mao. Dans de nombreux pays du Sud global, c’est même le défi pour les élites de se raccrocher au train modernisateur qui demeure primordial. En somme, quand bien même le monde dessine-t-il une géométrie multipolaire et la succession des crises et des sommets inter-gouvernementaux donne-t-elle l’apparence d’une inflexion suite à la première alerte à la croissance lancée par le Club de Rome en 1972, force est de constater que cette équation centrée sur les intérêts de l’État et sous-jacente aux systèmes politiques et institutionnels, demeure globalement intacte et orientée vers les mêmes coordonnées scellées à l’issue des rapports de force de l’après 1945. Difficile à première vue de s’engager dans une telle remise en question. Or c’est précisément ce décalage entre une structure héritée et un environnement en évolution très rapide qui incite à réviser certains fondements et qui remet au premier plan le rôle des systèmes de pensée.
Précisément, cette difficulté à réformer un système international par nature conservateur s’explique-t-elle par une difficulté à penser les phénomènes en jeu à l’aide d’une nouvelle boussole conceptuelle ? Autrement dit, les systèmes de pensée et de perception posent-ils foncièrement un problème dans ces fondations et dans les amendements qu’on tente d’y apporter ? Nul doute à cela, mais ils constituent un facteur parmi d’autres. Mon propos est de souligner à travers cette question du contrat social que les systèmes d’idées possèdent une vie propre mais sont aussi indissociables de l’esprit du temps et des rapports de force qui caractérisent une époque. A fortiori lorsque ceux-ci sont de plus en plus imbriqués les uns aux autres. Dans la pratique, les infrastructures institutionnelles d’aujourd’hui cimentent des conceptions philosophiques héritées depuis la Révolution industrielle et d’autres bien plus lointaines encore qui furent scellées lors des phases historiques successives. Ces conceptions sont tellement ancrées dans les esprits et les institutions qu’elles en deviennent quasiment indérogeables. Par ailleurs, il suffit d’observer que depuis une cinquantaine d’années sont revendiquées des mutations intellectuelles cherchant à décrypter un nouvel état du monde, à questionner comme on l’a vu certaines évidences de la modernité et expérimenter des modèles pouvant insuffler un changement de cap. Dans ces expérimentations, le rapport entre pensée et action tend à être réinvesti et revisité. Les réformes mentales apparaissent comme des ingrédients à chaque fois nécessaires – mais non suffisantes, fortement mises en jeu dans les stratégies de transformation. Autrement dit, de nouveaux cadres de pensée sont envisagés sans perdre de vue l’action transformatrice, et réciproquement. Nous verrons plus loin d’autres éléments se rapportant à ce rapport au savoir. Le panorama ainsi posé dessine un vaste horizon de réflexion. J’essaierai maintenant d’en délimiter certains traits stratégiques en suivant les contours de mon expérience.
D’abord, poursuivons notre cheminement autour du contrat social moderne dans la mesure où il articule intimement transformation conceptuelle et gouvernance des sociétés. En substance, la pensée politique postule une fonction régalienne de sécurité et protection des individus, confiée à l’État et aux gouvernements, dont on a brièvement mentionné qu’elle peut devenir source d’abus ou de dérives au nom de la sécurité et de la stabilité toutes deux définies dans les termes des rapports internationaux, du progrès et de la croissance. Parmi ces dérives, figure celle de plus en plus visible d’un productivisme incompatible avec les équilibres de la biosphère. À cette contrainte, il faut ajouter également les changements de nature des rapports sociaux et internationaux qui se sont particulièrement accélérés après la sortie de la Guerre Froide : montée des interdépendances, bipolarité flexible Chine/États-Unis, dispersion et exacerbation des ambitions nationales, communication généralisée, élévation moyenne des niveaux d’éducation et de la mobilité sociale, prémisse d’un état de « mondialisation sociale »…etc. De fait, les agitations de l’année 2019 dans pas moins de quarante-sept pays ont montré à quel point inter-communiquaient au sein de chaque communauté nationale les imaginaires sociaux, les aspirations à la dignité, à la participation et à la sécurité. Cet état du monde plus diffus et inter-connecté contraste avec le fait que depuis déjà deux siècles la brèche s’est élargie entre les grands appareils institutionnels et leur capacité à répondre aux enjeux posés par cette nouvelle géométrie planétaire. Les modes d’action hérités du passé1, organisés dans une logique représentative, uniformisante, verticale et centralisée, s’avèrent moins aptes à gérer la nature des phénomènes et les relations sociales qui rattachent désormais les citoyens à leur environnement. Le contrat social originel s’en trouve en partie étiolé. Y compris le rapport au savoir et à la science qui s’est encastré dans ces rapports. Or, nous le verrons en partie ensuite, les relations sont justement revenues au centre d’une nouvelle modernité (Aristote fut le premier à avancer une forme de contrat social centré sur la nature des relations avec la philia).
La déclaration du Forum mondial Sciences et Démocratie (Brésil, 2018) vient prolonger directement ces questions : « Nous critiquons l’idée que la recherche techno-scientifique est considérée comme individuelle et isolée du système politique et de la société en général dans laquelle elle est insérée, prétendant être neutre et rechercher la vérité. Nous rejetons la tendance de la politique publique à favoriser de plus en plus sa réalisation en faveur d’une innovation commerciale axée sur le marché […] Il y a une crise dans nos mécanismes démocratiques existants, qui ne permettent pas de résoudre les problèmes complexes de la co-production entre la techno-science et la société et avoir des conséquences à long terme. Nous avons besoin de mécanismes qui respectent le principe démocratique fondamental selon lequel toutes les voix des citoyens et des communautés traditionnelles, indigènes et paysannes participent à la parité […] Ne pourrions-nous trouver des modes de gouvernance susceptibles de renforcer le pacte nécessaire de notre société avec ses chercheurs et ingénieurs ? Ne serait-il pas enfin souhaitable de prendre pleinement en compte le fait que d’autres acteurs dans la société produisent des savoirs et des connaissances – parfois de nature scientifique – utiles à la société, qu’il conviendrait de renforcer et de soutenir eux aussi ? ». Là aussi, le régime de régulation des sciences possède ses étapes fondatrices : l’essor scientifique, postérieur à 1945, propulsé par l’État providence et la montée de l’influence américaine ; puis le virage, sous la houlette nord-américaine, des accords de l’OMC de 1994 mettant la propriété intellectuelle dans l’orbite des intérêts privés. Même si cette déclaration ne met pas en question les modes de connaissances mêmes, il fait observer que depuis les années 1990, de plus en plus d’initiatives émergent afin de défendre l’idée d’un nouveau rapport entre sciences et société avec la montée d’un tiers secteur de la recherche associative, de l’expertise citoyenne et de l’innovation sociale.
Retenons que la mutation d’environnement socio-politique, et de proche en proche la gouvernance des peuples, sont étroitement entrelacées à une transformation intellectuelle en profondeur. Parmi ces dernières, l’une des difficultés est précisément que cet entrelacement des enjeux empêche souvent de hiérarchiser les phénomènes entre eux, d’en sous-peser la portée et par conséquent de prévoir le comportement d’un système. Voici pointée l’une des principales sources d’incertitude et de dispersion perceptive. Dans ce contexte, parler de transformation intellectuelle renvoie d’un côté à entreprendre un effort de réflexion sur des sujets nouvellement problématisés, impensés ou désinvestis, à la lumière d’une perspective de changement sociopolitique. Autrement dit, nous sommes mis face à un nouveau projet de connaissance. De l’autre, ces transformations renvoient à une éthique de raisonnement et d’un renouveau des modes d’élaboration des savoirs, à savoir des processus qui mobilisent, construisent et légitiment les connaissances dans des perspectives déterminées. Assumer l’entrelacement des enjeux ; appréhender l’ampleur et la profondeur des processus sans les mutiler sinon tenter de repérer leurs propres dynamiques et leurs filiations conceptuelles ; les comprendre et les contextualiser en empruntant divers langages disciplinaires, théoriques ou approches d’investigation ; sortir des cadres « bienséants » de réflexion pour déconstruire les évidences ou les préconçus : voici selon moi un faisceau de postures mentales qui concourent à avancer vers une compréhension élargie et une mise en forme rigoureuse du débat intellectuel allant dans le sens de la complexité. Vue dans ce sens, la complexité n’est pas une obligation de moyens ou une liste de principes immuables. Elle devient plutôt une orientation ou d’une éthique de raisonnement. Chose qui semble en général moins perceptible dans la littérature scientifique où le terme de complexité est très souvent employé comme un adjectif pour qualifier l’état d’un système (multi-acteur, interactif, dialogique…etc). Ajoutons que quels que soient les modèles ou le paradigme intellectuel utilisés, l’important est également de saisir qu’aussi adaptées ces approches puissent-elles paraître, ceux-ci n’ont pas vocation à former un nouveau substitut à l’appréhension des réalités, mais au contraire à s’en approcher le plus fidèlement possible tout en étant conscient de sa propre limite. À savoir qu’une construction intellectuelle n’est jamais qu’une représentation de la réalité, ce qui incite à rappeler le lieu et l’intention de l’observateur. À ce titre, l’histoire est implacable et regorge d’exemples où l’on a vu la mise en œuvre d’une pensée a priori pertinente, mais dont le temps – donc les faits et finalement l’évolution même de la pensée – auront révélé ensuite les décalages.
Enfin, je voudrais mentionner les freins structurels mis à cette démarche d’élargissement de la rationalité. Dans la pratique, les cadres de perception, autrement dit les cultures stratégiques, les patterns identitaires et cognitifs voire les émotions collectives, forment une puissante pellicule protectrice qui ségrègue les conceptions et les interprétations critiques de la réalité. Elles en viennent à se substituer aux efforts de rationalisation et essaient parfois d’en prendre l’apparence. D’une façon générale, ces filtres sont capables de retourner des pans entiers de raisonnement ou d’argumentation en réponse à une motivation occultée. Ils sont certes source de complexité, dans la mesure où ils multiplient les angles de vue possibles sur une même réalité. Mais ils sont aussi source d’aveuglement et d’irrationalité. En France par exemple, ceux qui eurent, à l’instar de Lucien Poirier, Marc Bloch ou Gérard Chaliand, la lucidité de passer outre ces prismes perceptifs dans le domaine de la géopolitique en signalant les immaturités stratégiques françaises, se retrouvèrent marginalisés et écartés des establishments intellectuels. À une autre échelle, suite aux attentats de septembre 2001 aux États-Unis, qui eût été capable d’éviter le piège tendu par les militants islamistes, d’écouter les interprétations plus rigoureuses provenant de l’appareil de défense nord-américain et d’éviter ainsi le fiasco que l’intervention américaine allait générer durant les quinze années suivantes dans le Moyen-Orient ? Les cas de figure abondent, et ce quels que soient les milieux. Y compris bien sûr dans l’arène académique où les querelles de clocher, la défense des pré-carrés disciplinaires et autres atavismes jouent un rôle majeur. Niée, mutilée voire convertie en parure pour s’accommoder aux discours ambiants, la rigueur intellectuelle en fait directement les frais, d’autant plus dans une époque encline à la confusion généralisée où les radars sont rivetés sur les intérêts de court-terme, communication généralisée aidant. Dans ce sens, l’esprit du temps, et à maints égards les volontés ne me semblent pas dessiner un horizon favorable à une rationalité ouverte et approfondie. Au contraire, le vent de face est puissant pour ainsi dire. Pour ces multiples raisons, j’estime qu’un tel pari sur l’élargissement de la rationalité relève d’une certaine manière d’un esprit d’aventure, c’est-à-dire d’un élan curieux, critique, non complaisant, disposé à la prise de risque, mais aussi, car cela a un prix, de la solitude et parfois de l’insécurité professionnelle pour celles et ceux qui l’entreprennent.
Deuxième trait stratégique qui s’articule avec le propos précédent : celui à proprement parler des modes de pensée et de conceptions. Ce sont avant tout des immersions successives, autrement dit des savoirs « de peau » et d’action, qui m’ont donné la possibilité de sonder ce terrain et d’en saisir la portée, pour ensuite aller chercher du renfort théorique. D’abord, dans l’action publique territoriale jusqu’à 2003 en débouchant sur les débats européens autour du développement durable (Assises du développement durable de Lille). Plus tard, dans le cadre des travaux de l’Alliance pour un monde responsable pluriel et solidaire (1997-2005). Ensuite dans divers processus liés à l’expérimentation de modèles d’agriculture durable (agroécologie), d’éducation environnementale et de transition, en Amérique Latine, en Europe et ailleurs. Il m’importe plus ici de restituer une synthèse que les particularismes inhérents à chaque contexte. S’il fallait aller à la quintessence de leurs conclusions, je formulerais: une révolution des approches et des conceptions est inséparable de l’action dans un environnement complexe et de la transition vers des sociétés durables. Autrement dit pour agir, s’organiser et envisager des ruptures nécessaires à des modèles durables, ou même agir dans un milieu complexe, il faut simultanément créer des ruptures dans les méthodes de pensée et réorganiser les approches. L’un ne précède par l’autre. Là aussi, les deux pôles mentionnés sont interdépendants et dynamiques. Le terme « révolution » peut sembler rutilant. Je l’utilise volontairement pour souligner qu’un renversement est en jeu dans le paysage mental.
L’un des premiers éléments dans ce paysage est d’abord celui de la perception et du langage utilisé pour décrire et représenter un monde extrêmement dynamique qui pose un défi permanent de compréhension. D’une novlangue entraînée à produire des analyses, des obsessions ontologiques, des découpages, des réductions et amputations de tout ordre, il s’agit de s’approprier un vocabulaire capable de rendre compte de processus, de relations, d’émergence, de récursions, de contradictions, de conflits, d’aller-retour entre le micro et le macro, de multiplicités… bref, de refléter le fonctionnement d’un système. Il est nécessaire également de rendre visible les ignorances et les angles morts, c’est-à-dire d’être conscient des creux que la connaissance même génère en terme d’incompréhension et de méconnaissance à mesure qu’elle progresse. Ce langage inclus d’autres registres comme celui de l’expression sensible, poétique et artistique, la métaphore ou l’analogie, trop exclus du vocabulaire des sociétés spécialisées alors qu’ils font partie des registres ancrés dans les cultures populaires. Ce retour sur le langage, « demeure de l’être » dirait Heidegger, est même perçu dans certains milieux plus radicaux comme le moyen de reconstruire une capacité spirituelle, affective, éthique et conceptuelle pouvant relier les activités humaines à l’intégrité de la Vie et du monde.
Cause et conséquence du point précédent, les approches intellectuelles sont appelés à évoluer vers de nouveaux registres, en résonance avec un nouveau projet de société et une vision du monde. En lieu et place du décloisonnement et de la discontinuité de la connaissance (ainsi que de l’espace et du temps), la solidarité et la relation sont mises en avant. L’interdisciplinarité, la transversalité, la complémentarité, le holisme, la systémique sont de nouvelles passerelles épistémologiques. La pensée vise à être dynamique : elle doit être capable de circuler d’un cadre conceptuel à un autre, du général au particulier, de l’individuel au collectif, de l’unité – l’unité d’un système territorial, d’une politique publique, d’un outil institutionnel, à la diversité – diversité des contextes, des acteurs et des formes collectives concourant à un but déterminé. Dans le fond, on passe d’une rationalité non plus fondée sur le triptyque fragmentation – raison instrumentale – anthropocentrisme, mais sur un trio relation – complexité – biocentrisme. L’aptitude à gérer les relations joue un rôle charnière. À tel point que la physionomie des modèles d’action en faveur de la durabilité prend souvent la forme d’une reconstruction des relations – entre composants territoriaux, entre politiques sectorielles, entre acteurs, entre objectifs…etc. Dans ce mouvement, sont critiqués bien évidemment les écoles positivistes, mécanicistes ou déterministes (Saint-Simon, Auguste Comte, Descartes, Bacon…etc) pour réclamer une sorte de « nouvelle méthode des études de notre temps ». On découvre ou re-découvre Vico, Valery, Piaget, von Glasersfeld, Morin, Simon (aux États-Unis et en Europe) ; en Amérique du Sud, Matus, García, Varsavsky, Varela, Fals-Borda, Freire. En Afrique, Ibn Khaldoun, Felwine Sarr, Ki-Zerbo, Mbembe, Cheikh Anta Diop.
Tous ces éléments ont des implications considérables dans le domaine de l’épistémologie et de l’organisation du savoir. D’abord, la notion d’avant-garde ou d’illuminisme, œuvrant comme une sorte de temple de connaissances depuis lequel les académies scientifiques dispenseraient le savoir pertinent et validé vers leur périphérie, s’en trouve relativisé et resignifié. L’expérience, les savoirs locaux, les acteurs sociaux sont tour à tour porteurs de savoirs et de sens, mettant au centre de l’attention les processus qui légitiment les connaissances dans un contexte donné et dans une perspective finalisée. Autrement dit, le savoir est resitué dans de nouvelles coordonnées. Il se contextualise, s’insère dans un processus social élargi, se décentralise, se rapproche de la diversité, se réincarne, se « dé-technicise » ou se dé-fétichise. Il se relie circulairement à l’action et au projet, suivant une logique constructiviste. Ce qui lui permet potentiellement d’intérioriser une critique sur ses fondements, un savoir académique pouvant être mis au même niveau que celui d’un habitant d’un quartier marginalisé. Quel déclassement ! Le savoir se rapproche ainsi du cœur de l’action en milieu complexe où l’on doit expérimenter, évoluer, s’auto-transformer, s’adapter à des contextes à chaque fois divers. Vu la diversité de ces derniers, les critères qui guident l’action se déplacent de recettes rigides vers des principes directeurs et des approches méthodologiques. Cela incite les parties prenantes d’une action à s’élever à hauteur d’un méta-point de vue, c’est-à-dire à se faire ensemblier et à naviguer de manière pragmatique au sein d’approches et de représentations multiples. D’où par exemple le dialogue de savoirs, une méthodologie que l’Amérique du Sud promeut pour s’orienter et faire se rencontrer des épistémologies trop souvent séparées ou jugées incompatibles. D’où l’accent mis sur le dialogue et la fabrication des processus dans l’interaction. Sur ce terrain constructiviste, il importe plus de se pencher sur les modes d’élaboration des choix et de conception de l’action, que sur des modèles importés et déracinés, théoriquement plus efficients ou optimaux. C’est pour cette raison qu’au lieu de la conformité – à une discipline, à un mode d’action, à un schéma de politique publique…etc, il s’agit davantage de rechercher les critères de pertinence des réponses apportées à une problématique donnée. Cette problématique résulte elle-même d’une élaboration, autrement dit d’un assemblage de points de vue permettant de mettre sur pied le dénominateur commun d’une vision d’ensemble et un cadre d’action. Dans ce nouveau panorama, l’expert, et au-delà la place de l’expertise, changent de perspective.
Ces reconfigurations sont hautement perturbatrices dans la mesure où les frontières habituelles établies entre les moyens, les finalités et l’action, entre les savoirs validés et les connaissances issues de l’action, deviennent mobiles et évanescentes. Le savoir devient en quelque sorte le flux d’un mouvement circulaire qui connecte dynamiquement les moyens déployés et les buts envisagés. Les finalités établies à un instant sont révisées à la lumière même des avancées et des résultats obtenus, et récursivement, l’action et les objectifs fixés entrant ainsi dans une relation d’équilibre et créative. De ce fait, on voit bien dans de multiples réseaux thématiques de part le monde que les systèmes d’échange d’expériences acquièrent une importance stratégique, chose qui a été bien comprise par exemple par les entreprises, les réseaux de villes et les acteurs de la coopération ou de l’éducation populaire. Les implications de ce que nous venons de voir dans l’action collective sont considérables. À une nouvelle ingénierie de la connaissance correspond une ingénierie de l’action en milieu complexe, pour ne pas dire d’action collective. L’un des grands pôles de cette ingénierie renvoie au rapport entre unité et diversité, autrement dit à l’invention d’organisations et de modes d’action capable à la fois de gagner en cohérence (responsabilités, objectifs, liens entre problématiques et approches) et également de gagner en capacité à gérer la diversité (acteurs, contextes, questions et thématiques).
Comme observé au début, je rappelle que les points qui viennent d’être exposés sont extraits de l’action elle-même. Ils proviennent du rapprochement de processus de réflexion et d’initiatives à partir desquels s’est progressivement élaboré un méta-point de vue. Une fois cette ré-organisation du savoir synthétisée et replacée ici hors de son contexte, je conclurai en revenant dans le « bourbier » de l’action dans lequel ces nouvelles approches ont émergé. Mon expérience personnelle m’a fait appréhender peu de dynamiques engagées pleinement dans ce nouveau cadre de référence avec l’ambition et les approches qu’il suppose. Dans la pratique, les inerties et les atavismes de toute sorte font cohabiter des paradigmes et des modalités classiques avec des angles nouveaux, certes perçus comme nécessaires et pertinents, mais éclipsés bien souvent par le poids des premiers. Les contingences et les contraintes de l’action sont alors perçus comme des facteurs de réduction de la complexité conduisant à limiter les interdépendances et élaborer au bout du compte des réponses moins pertinentes. À l’extrême, dans les milieux politiques traditionnels, les fins, énoncées verticalement par le monopole traditionnel du politique, continuent à déterminer des moyens qui, dès qu’ils sont déployés, ne tardent pas à hypothéquer et aller à l’encontre des objectifs affichés. En contraste, les mouvements sociaux connectés qui apparaissent depuis 2007-2008 montrent une fabrique différente du rapport au politique.
Dans bien des cas, des facteurs de caractère politique, social ou financier viennent entraver les niveaux de coopération souhaités ou engagés dans l’action. Des frictions et des conflits apparaissent. Un défaut de capacité se fait jour. Dès lors, se présente le dilemme entre « payer le prix » nécessaire pour prendre en charge la complexité d’une dynamique ou au contraire en réduire la charge. Si celle-ci est trop pesante, on réduit la voilure des ambitions et des modalités d’action au prix de l’abandon d’une partie de la complexité à affronter en faisant fi du fait qu’il s’agit avant tout d’une qualité d’organisation à construire (et non d’une quantité ou d’une masse critique). Cela nous amène au constat central que, malgré une popularité et une capillarité évidente, il existe néanmoins un manque d’appropriation de ce qu’implique en profondeur l’agir en complexité. Dans les entreprises et les milieux universitaires par exemple, on a vu se formaliser dans les deux dernières décennies de nouvelles méthodes d’investigation et de planification axées vers la prise en compte des incertitudes et des interdépendances : problématisation, management stratégique, méta-plan, méthode Agile, rétroplanning systémique, U-process, méthode d’investigation-action participative, système d’aide à la décision, tableau de bord à base d’intelligence artificielle…etc. Qu’il en soit ainsi et c’est une bonne nouvelle que les méthodes voient le jour. Nonobstant, la même recherche de pertinence vaut ici. Ces méthodes d’intelligence collective ou d’investigation sont parfois appliquées sans conviction ou sans conscience effective que la complexité est une manière d’avancer dans le raisonnement et dans le monde. Du coup, au lieu de faire un pas en avant dans la gestion des interdépendances, leur application linéaire ou instrumentale peut à l’inverse tailler en pièce la complexité sous couvert de démarche innovante. En d’autres termes, sans gouverne éthique et épistémologique, peu de chance d’aboutir par le truchement de l’application linéaire de nouvelles méthodes. J’ai observé personnellement de nombreux cas de résistances ou de non-appropriation d’un paradigme qui pour exister durablement doit se substituer à d’autres solidement établis. L’enjeu qui s’en dégage serait donc de mieux étendre les bases d’un esprit et d’une culture de la complexité. Cela implique de concevoir des stratégies de changement, c’est-à-dire d’envisager des niveaux d’apprentissage plus poussés chez les praticiens et les théoriciens, donnant plus de place à l’expérimentation, à l’interaction, à la formation dans, par et pour l’action en tenant compte des ressorts identitaires et émotionnels. Perspective d’autant plus passionnante qu’elle doit s’immerger elle-même dans sa propre complexité pour prendre forme et advenir.