La persistance de la crise mondiale et les risques de reconstitution d’un capitalisme globalisé encore plus virulent dans les décennies à venir obligent à accélérer la compréhension du nouveau panorama géopolitique et à accumuler une pensée critique sur la base d’expériences émergentes. Acteur à part entière d’un « changement d’époque », l’Amérique Latine a activement intériorisé ces questions au sein des mouvements sociaux, mais également dans les sphères gouvernementales, universitaires, syndicales et civiles – même s’il manque encore un corps articulé d’analyses et de doctrines alternatives. Plusieurs rencontres et séminaires ont approfondi le débat sur ces thèmes en Bolivie, en Argentine, au Brésil entre 2013 et 2015 et nous incitent à faire un retour particulier sur l’expérience argentine prise dans son contexte régional.
Sortie d’une « fin de l’histoire » imposée par la reconversion néolibérale et nouveau cycle transformateur
En l’espace d’une quinzaine d’années, le peuple argentin s’est frayé une sortie du statut de meilleur écolier de l’orthodoxie néolibérale, synthétisée dans sa dernière étape par le consensus de Washington, pour transiter contre vents et marées vers un nouveau paradigme de caractère « néo-développementaliste », promoteur de la reconstruction d’un État social, des cohérences nationales et des droits sociaux. La difficulté pour sortir par la voie politique traditionnelle de la « longue nuit néolibérale » initiée avec la dictature civico-militaire de 1976 et prolongée dans des régimes de transition démocratique mis successivement sous la tutelle des doctrines néolibérales jusqu’à la « crise terminale » de l’année 2001 a d’une certaine manière forcé l’obligation de saut en avant et la rupture avec les périodes antérieures. Si on peut parler de « révolution passive » ou de « réformisme conservateur » dans le cas particulier du Brésil, l’itinéraire argentin des dix dernières années s’apparente davantage à un renversement progressiste, provoqué par les luttes sociales et populaires, puis prolongé dans une nouvelle dynamique de forces sociales parvenant à impulser des réformes structurelles et à recomposer les structures idéologico-politiques. Au-delà des différentes lectures inhérentes à tout processus, la continuité, le degré d’adhésion, la nature des avancées historiques que l’ « anomalie argentine » a réussi à accumuler durant les dix dernières années, confirment d’eux-mêmes qu’il s’agit non seulement d’une victoire populaire face au projet de reconversion néolibérale, mais aussi d’un cycle transformateur historique, dont les rayonnements sont de dimension régionale et internationale. Plusieurs percées (et angles morts) sont inspirantes pour raisonner sur de nouveaux paradigmes socio-politiques et des voies de sortie post-néolibérales.
Resignifier les relations au monde et façonner de nouvelles clés d’interprétation
En premier lieu, la resignification des rapports au monde, le renouvellement des visions géopolitiques et l’affirmation des solidarités régionales sont trois points fondamentaux que l’on retrouve transversalement au sein des espaces politiques et des mouvements. Dans les grandes lignes, on perçoit depuis les secteurs populaires du Cône Sud qu’une nouvelle page du système politique mondial est en train de s’écrire, qu’il est stratégique de s’y préparer et de façonner de nouvelles clés d’interprétation. Après les chapitres historiques du système westphalien (jusqu’à la première guerre mondiale), du monde bipolaire et de son régime d’équilibre de la terreur, de la domination unipolaire nord-américaine et de ses projections idéologiques (fin de l’Histoire, choc des civilisations, paix démocratique, effacement de la Russie et de la Chine…etc), une nouvelle architecture mondiale est actuellement en gestation, prenant les contours d’un nouvel équilibre de rapports de force entre puissances, avec tout ce que cela sous-entend d’incertitudes, de frictions et de possibles escalades conflictuelles.
Essayons de reprendre schématiquement cette architecture: une matrice multipolaire en permanente reconfiguration, superposant des puissances traditionnelles et des pôles émergents (l’Inde, la Russie et la Chine), des réseaux arborescents transnationaux (la sphère banquière et financière, les mafias et le terrorisme, les corporations multinationales, les réseaux d’intelligence et d’information), des alliances circonstancielles entre États (G7, G8, G20, G77) et des foyers localisés de conflits guerriers (Ukraine, Syrie, Irak), sur fond d’hégémonie sans précédent du pouvoir financier, de menaces systémiques (inégalités à l’intérieur des sociétés, instabilité financière, changements climatiques), d’amenuisement moral et géopolitique du bloc occidental et de déplacement du pouvoir géopolitique vers l’Est asiatique. Cette matrice à haut degré d’interdépendance entre chaque élément du système a fortement érodé les souverainetés traditionnelles de l’État-nation et ne dispose pas d’une architecture de « gouvernance mondiale » apte à ordonner l’échiquier, tant sur les aspects socio-environnementaux et économico-financiers que sur les questions de paix et de sécurité. Le « vide » de pouvoir régulateur, encore plus tangible lorsque les acteurs se multiplient ou que s’accroît leur pouvoir, met à la fois en échec les institutions multilatérales et exacerbe la reprise d’une realpolitik basée sur les rapports de force et des « gestualités » impérialistes (multiplication de relations bilatérales, traités de libre échange, concentration juridique, réarmement et prolifération militaire…etc).
Ce contexte global « hostile » réactive d’autant plus fortement l’idée de bataille stratégique pour l’accès aux ressources naturelles abondamment présentes sur le continent latino-américain, constat qui a d’ailleurs stimulé un effort de renouvellement des doctrines de sécurité nationale et régionale au sein de l’Union des Nations Sud-américaines (UNASUR). On voit par ailleurs que les grandes pièces de l’échiquier mondial maintiennent le statu quo dans cette architecture et peinent à assumer un rôle historique de réforme et d’approfondissement intellectuel, en particulier aux États-Unis, en Europe et à moindre mesure en Chine. Ce point renvoie d’autant plus à la nécessité de produire un effort d’analyse et de propositions de la part des plus petites puissances, des mouvements sociaux et de la société civile.
Émergence d’une pensée critique sur les mutations du capitalisme et la crise civilisationnelle
La remise en cause de la pensée unique, des patrons culturels, scientifiques et épistémologiques dominants, dans ce qui est analysé plus radicalement par certains secteurs comme une crise de civilisation et l’avènement d’une nouvelle phase du capitalisme, contribue aussi à ce renouvellement des visions du monde. Une fois libéré de sa confrontation avec d’autres modes d’accumulation après la Guerre Froide puis unifié par une nouvelle étape de globalisation économique, le capitalisme s’est en partie « dématérialisé » et a appris à contourner les formes traditionnelles de lutte pour la justice sociale organisées autour de l’État et des organisations de travailleurs. Les stratégies d’accumulation du capital ont évolué vers une plus grande intégration verticale des filières productives et ont tendu à s’organiser autour des entreprises transnationales, coordonnant des pans entiers de l’économie mondiale et articulées autour de réseaux productifs régionaux. Ces réseaux régionaux, participant au mouvement de multipolarisation du monde, ont incorporé une main d’œuvre de plus en plus qualifiée et davantage de facteurs technologiques facilement transférables mais encore largement sous-régulées.
Ces tendances ont également fait croître les pressions environnementales et réactivé une dispute « néocoloniale » pour l’accès aux territoires et aux ressources, d’exploitation du travail et de fragmentation des droits et des degrés d’organisation. De fait, la carte des inégalités a été quasiment redessinée à l’intérieur des sociétés et entre les sociétés elles-mêmes, suivant une géométrie plus complexe que la traditionnelle segmentation des classes sociales ou que l’axe Nord-Sud. A l’intérieur de l’Argentine par exemple, 20 % des salariés appartiennent à une classe moyenne à haut niveau de revenu et de consommation, tandis que les autres 80 % s’insèrent dans un ensemble plus hétérogène avec des niveaux de vulnérabilité sociale et de représentation syndicale très aléatoires.
Devant ces mutations, la dispute idéologique et politique de l’État, le retour de son rôle constituant, régulateur et protecteur des effets de la récession globale initiée en 2008, reprend une dimension centrale sur le continent. Même si le manichéisme des luttes idéologiques ne facilite pas réellement l’approfondissement conceptuel sur cette question, cela n’empêche pas que l’État soit problématisé par les acteurs populaires et qu’il soit identifié à la fois comme une partie des problèmes et des solutions. La reconstruction de l’État argentin est par exemple inséparable du redéploiement d’une vaste structure territoriale décentralisée, s’appuyant sur un capital de culture politique et d’organisation, accumulé par les mouvements sociaux et les organisations politiques et syndicales. C’est d’ailleurs dans un groupe de territoires industriels que se sont formés historiquement la majorité des résistances et l’élargissement des luttes. Ce rôle d’interface et de base sociale, que les boliviens formulent à leur manière sous le terme d’« État plurinational communautaire », est aussi important que l’assignation de ressources et la définition de politiques publiques au niveau central. Il permet de développer la solidarité populaire depuis la perspective des droits, de travailler sur toutes les réalités des populations, d’amortir le transfert d’une culture individualiste véhiculée par les modes de vie consuméristes. Un autre constat est fait, en terme d’efficacité de l’action publique, sur les limites de l’addition des régulations étatiques pour transformer les rapports de force et aborder la complexité sociale. Dans certains domaines, notamment l’inclusion des groupes fortement marginalisés ou les externalités de l’extractivisme des matières premières, il peut devenir contre-productif de superposer ou de militer territorialement plus de politiques publiques, si celles-ci sont seulement à vocation réparatrices ou en déphasage avec la nature des problèmes et des rapports de force à traiter. Dans ces cas de figure, une transformation structurelle et de nouvelles initiatives de confrontation sont pointées comme étant de plus en plus nécessaires. A ce titre, la loi argentine de services de communication audiovisuelle, approuvée en 2009 sur la base de la proposition d’une vaste coalition d’acteurs civils de la communication, est un cas exemplaire de transition vers un cadre démocratique, participatif, démonopolisant et diversificateur du bien communicationnel. On pourrait y ajouter l’assignation familiale universelle qui attribue légalement un droit de protection sociale et de revenu minimal à tout citoyen en situation de vulnérabilité (chômage ou emploi informel).
Si les pays émergents jouent à présent un rôle de moteur de l’économie globale, cette même destinée les placent clairement aux premières loges des stratégies d’expansion du capital. Un intense et permanent travail de « frappe » est réalisé par les monopoles économiques sur les fronts juridiques, médiatiques et politiques – voire paramilitaires dans le pire des cas, afin de modeler les institutions, les espaces multilatéraux et les pouvoirs étatiques. Les « coups d’État parlementaires », les traités bilatéraux d’investissement, la concentration des cadres juridiques de gestion des dettes souveraines, le renforcement de la propriété intellectuelle, la désarticulation et la tergiversation médiatique du débat public, ou plus globalement les espaces corporatifs associés à l’ONU (Global Compact) en sont de multiples illustrations. Si tous ses aspects sont présents dans les esprits, un constat est fait cependant sur le manque de production analytique portant sur les effets de la matrice capitaliste sur l’institutionnalité démocratique et sur les itinéraires de transition des processus populaires.
Consolider l’espace régional pour entrer de manière constructive et sécurisé dans le monde
La construction de l’espace régional latino-américain est un volet inséparable de l’aventure politique de ces dix dernières années, en écho aux tendances lourdes mentionnées précédemment. Un virage décisif s’est opéré entre une vision ancrée sur la destinée « d’arrière-cour nord-américaine » ou de wagon « périphérique » arrimé à la globalisation selon le modèle d’intégration libérale, vers un horizon où il s’agit de se hisser collectivement au rang d’acteur du monde multipolaire en bâtissant un bloc régional doté d’un champ politique plus complet. Le fait est que la globalisation ne fait malheureusement pas de concessions aux communautés qui demeurent solitaires ou qui suivent des chemins trop conformistes vis-à-vis de l’ordre dominant. Dans ce sens, la réactivation de l’imaginaire d’un grand projet continental par les forces sociales, la constitution de différents formats d’institutionnalisation régionale, la revalorisation du multilatéralisme comme mode prioritaire de traitement des questions transnationales sont les trois gestualités en marche d’un même mouvement.
Dans la pratique, s’il est vrai que l’architecture d’intégration s’est densifiée et a posé de façon inédite le cadre d’une nouvelle construction d’unités et d’indépendance, son agenda continue à être déterminé par les corrélations d’intérêts et de forces répartis sur une mosaïque de souverainetés nationales avec des niveaux de maturation, de dépendance et des couleurs idéologiques très variables. Le processus argentin, avec la mobilisation sociale qui parvient à rompre le projet de traité de libre commerce des Amériques avancé par les néoconservateurs étasuniens de 1995 à 2005, puis avec son rôle actif dans le repositionnement du MERCOSUR, dans la création de l’UNASUR, de la CELAC, de la Banque du Sud, est un maillon génétique de cette institutionnalité qui mise sur une dynamique constituante de la citoyenneté régionale.
Trois éléments nous paraissent importants à mettre en relief dans la fabrique de ce processus d’intégration à « vocation constituante » au vu des enseignements plus larges qu’ils peuvent fournir sur la gouvernance. Tout d’abord, ce dernier n’a suivi aucun modèle institutionnel et théorique établi. De fait, il a été et reste globalement sous-théorisé et a été motorisé avant tout par des décisions politiques impulsées « par le haut », depuis le sommet des États, sur la base d’une forte connivence de visions et d’imaginaires entre plusieurs dirigeants – provenant de luttes sociales et populaires, en réaction critique avec les mécanismes de coopération fondés sur la dérégulation et le libre-échange. La renaissance de ce latino-américanisme n’a pas forcément son équivalent en matière de régionalisation des interdépendances, sauf sur le plan historique et culturel et sur celui des mobilités humaines – et dans une certaine mesure des échanges économiques entre les pays les plus industrialisés (Brésil, Mexique, Argentine)1. La réalité nous montre que c’est l’impulsion politique à haut niveau, particulièrement dans les moments de crise, qui permet de dynamiser une architecture d’intégration reposant sur des structures multilatérales encore fortement formatés par la matrice juridique, culturelle et économique héritée du cycle néolibéral (traités bilatéraux d’investissement, matrice d’exportation commerciale, frictions migratoires, sous-développement des zones frontalières). Cette agilité au sommet des États, accompagnée à la base par de nombreux mouvements sociaux et syndicaux, a donné à plusieurs reprises une capacité de réaction en situation de crise et des expériences inédites de résolution diplomatique des conflits liés à des facteurs externes.
En second lieu, suite à la récession économique de 2008 et son impact plus net sur les économies reprimarisées (Brésil) et de dépendance externe, les gains pour densifier la matrice d’intérêts communs ont tendu à prendre le dessus sur la tentation de négocier bilatéralement avec les puissances traditionnelles2. Cette « redécouverte » des intérêts mutuels a renforcé politiquement le bloc régional dans un contexte géopolitique plus hostile où apparaissent en sens inverse de nouvelles pressions et des stratégies de balkanisation par les secteurs industriels conservateurs et les puissances commerciales, les États-Unis et l’Union Européenne3 en premier chef. L’Alliance du Pacifique constituée en 2011, la prolifération actuelle des propositions de traités de libre commerce, les déstabilisations politiques au Venezuela, en Équateur, au Brésil et en Argentine impliquant les conglomérats médiatiques et économiques en sont plusieurs exemples. Ces stratégies enferment les pays membres dans la résolution d’affaires intérieures, créent des lignes de tension et contribuent in fine à ralentir le mouvement d’intégration. Le défi est clairement de ne pas laisser reposer le dynamisme de l’intégration sur les inerties institutionnelles, d’encourager la définition d’un agenda de mobilisations sociales et de propositions citoyennes, et de continuer à amplifier la matrice d’intérêts communs vers un espace régional renforçant ses cohérences endogènes.
Enfin, dans la lignée du point précédent, l’émergence de la Chine, de la Russie et des BRICS, comme manifestation d’un grand mouvement de rééquilibrage multipolaire du pouvoir et des richesses (mais pas encore des règles de l’ordre mondial), vient constituer un nouvel horizon stratégique régional dans la lignée des visions du développement véhiculées par le « consensus de Pékin ». Les accords d’investissement et de coopération avec la Chine et la Russie dépassent aujourd’hui ceux développés avec la Banque Mondiale et la Banque Interaméricaine de Développement. Ils déplacent de fait la centralité des mécanismes de coopération articulés autour des institutions financières internationales. Si cet horizon n’induit pas nécessairement un changement qualitatif dans le cadre multilatéral de coopération, il crée néanmoins une inflexion en appuyant les projets d’infrastructures propices à la création de valeur au niveau régional, à la pluralité des outils d’investissement et au commerce de commodities, sans conditionner arbitrairement les souverainetés nationales. Avec la récente activation de la Banque du Sud qui devrait promouvoir une diversification de la structure productive et la réduction des dépendances, cette tendance jouera pour un moment en faveur d’un modèle d’intégration éloigné des critères du « consensus de Washington ».
Retour transgressif de l’État de droit et du politique
Le retour du politique, la récupération morale, institutionnelle, démocratique et identitaire sur la base matérielle d’une réaffirmation des droits sociaux et de la réactivation d’un État régulateur est l’une des batailles les plus inspirantes de l’expérience argentine. Le renversement de paradigme qui démarre en 2003 suite à un épisode d’intensification des luttes populaires et l’entrée par la petite porte du Frente para la Victoria, prend en quelque sorte son élan transgressif dans la résistance au « laboratoire de reconversion néolibérale » des décennies précédentes. Les facettes de cette reconversion sont malheureusement connus un peu partout dans le monde, tant au Nord comme au Sud : une démocratie parlementaire et des organes de représentation vidés de leur contenu par une aristocratie économique articulée à la finance globale ; surendettement, asphyxie économique, bourgeonnement des réseaux mafieux et fugue massive de capitaux ; sacrifice des biens publics et des droits sociaux au nom des politiques d’austérité et de privatisation ; désindustrialisation, pauvreté et chômage endémique ; indignation populaire, ressentiment et impunité historique du terrorisme d’État ; fossilisation politique des partis traditionnels et perte de légitimité du système institutionnel…etc.
Ici comme ailleurs, c’est la radicalisation des mobilisations citoyennes et populaires qui répond à la débâcle et provoque l’étincelle. Mais l’expérience argentine et latino-américaine nous indique qu’il est possible de remonter la pente en utilisant courageusement les outils politiques traditionnels et qu’il est plus que jamais nécessaire, face à l’urgence de bâtir des alternatives au néolibéralisme, de « changer la société en prenant le pouvoir » (n’en déplaise à John Holloway et aux amis altermondialistes), du moins de réinvestir la politique comme un outil central de dispute du pouvoir et d’institution de la société. En substance, les argentins ont apporté une réponse démocratisante, constituante (d’un nouvel État de droit) et transformatrice à la pression brutale de l’économie globalisée, inséparable d’une culture politique synthétisant une partie des luttes émancipatrices des décennies antérieures et plus largement du siècle passé. Même si l’issue de cette aventure reste bien entendu incertaine et inachevée – certains auteurs pointent l’affaiblissement de l’onde démocratique latino-américaine initiée à la fin des régimes dictatoriaux, cette réponse constitue une aventure politique « intégrale », accompagnée d’une resignification et plus profondément d’un réenchantement de l’expérience politique, dont la propagation n’a pas encore fini de s’effectuer au sein de la société. Il s’agit d’un apport extrêmement précieux sur le terrain géopolitique qui n’aura de cesse d’être menacé par la multiplication des réactions régressives, fondamentalistes et autoritaires avec la montée des crises systémiques et la montée des inégalités. Nous nous limiterons là aussi à souligner quelques points significatifs pour éclairer des perspectives de gouvernance post-néolibérale.
Brèches ouvertes dans les dogmes de l’économie orthodoxe et du développement
Tout d’abord, en recréant une base matérielle de croissance vertueuse, fondée sur la réaffirmation des droits (au travail, au salaire minimal, à la négociation paritaire, à la protection sociale, à l’éducation, à la communication, à la mobilité humaine, à la mémoire et la justice…etc) et impulsée par la création de six millions d’emplois depuis 2003 et un faisceau articulé de politiques de redistribution sociale dont les effets sont signalés par la plupart des indicateurs de développement4, l’Argentine ajoute une contribution de poids pour déconstruire les théories du « ruissellement », de l’ajustement structurel, de la « croissance sans développement », et à certains égards du protectionnisme national ou du capitalisme autoritaire. Ce virage contre-hégémonique – similaire en partie à l’expérience bolivienne, vénézuélienne et brésilienne – a consisté à réorienter le système économique vers une logique « néokeynésienne » de refinancement de l’État, de redynamisation de l’industrie et de l’économie réelle, de promotion active de la mobilité sociale, de l’emploi et de la demande interne. La redistribution tend à être élevée au rang de facteur préalable et concomitant au développement pour configurer un modèle de « croissance à inclusion sociale ». S’il reste encore un long chemin pour altérer en profondeur la matrice de concentration et d’externalisation de l’économie et limiter les allégeances contradictoires avec le secteur des multinationales, il n’en demeure pas moins que cette dynamique s’est mise en place à partir d’un conditionnement actif de l’expansion du capital par la régulation étatique (nationalisation de plusieurs secteurs stratégiques, réforme des cadres légaux), d’un appui à la diversification productive (en particulier auprès des petites et moyennes entreprises), de la réactivation de l’épargne interne et de la captation fiscale des excédents. En lien avec d’autres expériences nationales et sous l’effet domino de la récession globale de 2008, ces démarches ont contribué à infléchir le débat international sur les inégalités et l’inclusion sociale, en écho aux travaux d’un groupe d’intellectuels ayant souligné l’originalité du parcours argentin (Piketty, Stiglitz, Krugman, Galbraith, Kliksberg, Sen…etc). Les économistes reconnaissent qu’il existe un changement de perception dans les espaces multilatéraux, exprimé pour l’instant dans une révision rhétorique et de « nouveaux narratifs » au sein des institutions financières. Mais force est de constater que ce changement superficiel dissimule encore la pratique guerrière d’un « business as usual » alors même que l’onde de choc financier de 2008 continue son cours.
Désendettement et confrontation avec les secteurs hyper-spéculatifs
Second point nodal : celui du désendettement5, de la confrontation avec les segments les plus spéculatifs de la finance globale et l’installation du débat autour d’un régime juste et efficace de restructuration des dettes souveraines. La restructuration historique de 93 % de la dette souveraine argentine, principalement avec le FMI et le Club de Paris6, a permis de reprendre les rennes de la politique nationale après une très longue période d’endettement chronique. Elle a déclenché en retour une bataille féroce avec les segments hyper-spéculatifs de la finance internationale (fonds « vautours »), dont l’émergence à l’apogée de la dérégulation néolibérale dans les années 90 n’a eu cesse d’augmenter les « attentats » juridiques à l’égard des économies endettées (au Nord comme au Sud). Sans une large solidarité internationale et la posture souveraine de l’exécutif national et des mouvements sociaux, ce blocus ancré juridiquement dans la circonscription de l’État de New York7, aurait tout bonnement liquidé dix ans de reconstruction de stabilité financière et créé un précédent dangereux pour d’autres négociations de dettes souveraines. Cette pression sur la dette est aujourd’hui l’un des bras de fer entre les intérêts des secteurs financiers transnationaux associés aux acteurs oligarchiques locaux et les intérêts populaires désormais consolidés par la récupération d’un État de droits. D’autres frictions ont lieu et continueront de s’opérer régionalement sur le terrain de la fugue de capitaux8, de la dévaluation du risque d’investissement par les agences internationales de notation financière, de la manipulation des prix et des chaînes de valeur, de mouvements spéculatifs sur le marché monétaire, du conditionnement de l’opinion publique à travers les médias…etc. La société civile et les corps diplomatiques ont valorisé autant que possible cette expérience dans le cadre du G20, du G77, du FMI, des sommets sociaux, des instances onusiennes et des réseaux politiques transnationaux. Au final, une stratégie d’alliance adossée sur les Nations Unies a pu voir le jour et institutionnaliser la proposition d’un régime juste et efficace de restructuration des dettes souveraine. Le même effort pour investir les voies de la diplomatie internationale a été impulsé par l’Équateur sur la question de la régulation des entreprises transnationales depuis l’angle des droits (il est intéressant d’observer que ces initiatives ont conduit certains analystes à identifier un cercle de pays à fort potentiel d’influence sur la scène multilatérale, en reprenant notamment le concept de swing states).
Un sujet politique mobilisateur et transgressif qui s’engage dans une nouvelle étape de transformation
Finalement, les ruptures que nous venons de décrire ont supposé un sujet politique capable de se hisser à la hauteur de son temps et des rapports de force. Son souffle est inséparable du lancement d’un nouvel imaginaire mobilisateur, fondé sur le refus d’une « fin de l’histoire » appliquée par l’hégémonie néolibérale, sur un idéal de réparation historique, de justice sociale et de lutte contre les inégalités. Assumant le pouvoir en 2003 avec un faible appui populaire et plus par un revers de manche électoral que par l’émergence d’une nouvelle force alternative, le Frente para la Victoria s’est arrimé à son imaginaire pour lui donner corps progressivement au gré d’un premier cycle de gouvernement de « front politique de coalition », puis d’une affirmation plus nette d’une nouvelle dynamique politique en rupture avec les alliances initiales. Cette dynamique, d’ailleurs assez mal analysée par les réseaux de la gauche internationaliste, maintient des liens controversés avec les appareils politiques traditionnels, mais réactive une rénovation générationnelle avec l’incorporation d’une jeunesse militante et contribue surtout à rompre avec la logique des partis enfermés dans leur affaiblissement territorial et leur incapacité à répondre aux convulsions sociales.
Trois cycles électoraux donnent la possibilité de mesurer plus objectivement les effets de cette dynamique politique originale. D’un côté, un nombre important de changements structurels, un haut degré de repolitisation et de militance sociale, la constitution d’un nouvel espace d’unité avec les secteurs populaires et divers courants idéologiques. De l’autre, la réactivation d’une bataille culturelle et idéologique, la visibilisation plus nette de l’architecture des pouvoirs factuels, la récupération d’une paix sociale et d’une légitimité institutionnelle. Si l’amplitude du mouvement n’est pas encore celle d’une nouvelle « hégémonie morale et culturelle » comme dans le cas de la Bolivie, il a atteint aujourd’hui un degré de mobilisation territoriale, de centralité programmatique, de consolidation interne du débat et de leadership historique qui lui permet de se projeter dans un nouveau cycle transformateur de moyenne intensité.
Les grandes lignes de cette nouvelle étape nous renvoient aux aux limites et aux enseignements tirés du cycle antérieur. Maintenir les acquis et l’engagement transformateur, sans baisser la garde ni sous-estimer l’adversaire, sous peine de rétrocéder. L’expérience du Brésil et du Paraguay (sous la présidence de Fernando Lugo) illustrent les risques de mise en œuvre partielle des réformes structurelles, de l’inertie des partis politiques, le jeu périlleux des concessions et de perte de bases sociales.
Adapter la structure politique aux changements sociaux et avancer avec les groupes sociaux qui restent capturés culturellement et socialement dans les étapes antérieures, sans disposer des outils pour appréhender les changements ou prendre part à l’aventure sociale. L’ascension de la classe moyenne argentine a été l’une des plus dynamique en Amérique Latine au cours de la dernière décennie (48 % de la population actuelle selon la Banque Mondiale). Cette nouvelle classe moyenne fera émerger de nouvelles demandes sociales – souvent diffuses et contradictoires, qui exigeront de maintenir une importante mobilité intellectuelle, culturelle et politique à l’intérieur des espaces politiques.
Approfondir le modèle de justice sociale et de réparation historique en allant au-delà des mécanismes de redistribution et d’inclusion sociale corrélés à la croissance et à la surexploitation des ressources naturelles. Dans cette dernière équation, l’approche traditionnelle de la justice sociale est appelée à changer de définition et à s’élargir et dans un contexte de débat démocratique qui a avancé au sein de la société. Un constat de plus en plus net est porté sur les limites structurelles de l’État, de la matrice conceptuelle, juridique et économique pour inclure l’ensemble des groupes sociaux dans le système de création de valeur et dans le système représentatif. Cela implique de poser les bases d’une véritable économie sociale, populaire et durable, non reléguée au rang d’économie supplétive des marchés internationaux, et de radicaliser les formes de participation démocratique. Pour cela, les mouvements sociaux sont appelés à jouer un rôle de locomotive pour avancer sur le débat programmatique et la prise d’initiatives.