« Rather than being a cause of the late twentieth-century crisis, the Internet appears to have been a consequence of the breakdown of hierarchical power. » – Niall Ferguson, The Square and the Tower: Networks and Power, from the Freemasons to Facebook, 2019.
« There will nevertheless be a fairly long interim during which the main intellectual advances will be made by men and computers working together in intimate association. » – Joseph Licklider,
Man Computer Symbiosis, 1960.
Nouvelle épine dorsale des activités humaines, Internet est aussi et surtout la pierre angulaire de l’informatisation, notion trop souvent galvaudée qui a pourtant le mérite de centrer le regard sur la troisième révolution industrielle initiée depuis un demi-siècle. À son origine, la montée en puissance dans les années 1970, d’un nouveau système technique fondé sur la combinaison de la microélectronique, du réseau ubiquitaire et de l’ingénierie logicielle. Ce système, qui voit le jour en grande partie dans une période de retrait relatif de la centralisation étatique aux États-Unis sur fond de tension Est-Ouest, transforme et « informatise » les deux architectures socio-techniques antérieures. Dans le dernier quart du 18e siècle, la première révolution industrielle pivota autour de la mécanique et de la chimie. Un siècle plus tard, la seconde y incorpora l’énergie (électricité et pétrole) et fit émerger la grande entreprise, les bases du capitalisme contemporain, en même temps qu’elle entérina la préséance européenne sur le monde.
Cette transition cyber-industrielle, dont Eryk Brynjolfsson et Andrew McAfee rappellent dans Race Against the Machine (2011) qu’elle n’est qu’à l’aube de son potentiel d’évolution, n’est pas seulement une liste d’innovations disruptives comme l’esprit du temps se plaît très souvent à la qualifier. Elle est surtout une force perturbatrice qui soulève les sociétés toute entière et modifie la nature à laquelle les intentions et les actions humaines sont confrontées. De ce fait, à l’instar des cycles industriels précédents, l’informatisation pose en premier lieu un défi immense aux cadres conceptuels et perceptifs. Quel sens lui donner et quelle portée stratégique lui attribuer ? Comment discerner son fonctionnement et la caractériser en prise avec les soubassements culturels et philosophiques de chaque société ? Comment intégrer ses nouveaux modèles économiques et les réguler ?
D’où les crises multiformes et la confusion des genres, dont on retrouve une traduction dans les cycles d’innovation identifiés par Nikolaï Kondratiev, se manifestant un peu partout sur les terrains économiques, institutionnels et la société civile organisée : œillères épistémologiques et caducité des grilles de lecture ; ratés en série dans les systèmes d’information des processus productifs ; faiblesse des consensus internationaux au-delà des normes techniques de base1 ; institutions réagissant à contre-sens ; empiétement des technologies de l’information sur la sphère publique et sous-estimation par l’État des risques et des potentialités ; far west économique laissant le champ libre aux logiques féodales ou prédatrices.
État de nature hobbesienne s’il en est, cette cacophonie s’avère d’autant plus prononcée qu’Internet voit le jour dans une période de remise en cause du contrôle étatique2 et se trouve porté par une dynamisme libertaire qui le projette en quelque sorte par « effraction » dans l’espace transnational. Le réseau universel de données croît sous l’effet d’une agrégation décentralisée, non d’une planification hiérarchique. D’abord symbole d’un mondialisme pacifié, le jeune world wide web est rattrapé par le marché, puis fait son entrée dans les dynamiques conflictuelles des années 1990. Les États-Unis et le Japon se livrent la première guerre informatique sur le front de l’industrie des microprocesseurs, des grands systèmes informatiques et de la monnaie. En France, la Délégation générale à l’informatique tenta d’imiter la démarche américaine en lançant en 1972 le projet Cyclades qui ne parviendra pas cependant à s’extraire des contradictions internes. De façon générale, l’affairement autour de la modernisation de l’appareil industriel français et une position trop attentiste vis-à-vis des ruptures technologiques ont limité l’anticipation des enjeux du monde informationnel. Cette inertie se traduit à présent par un décrochage des élites françaises vis-à-vis des enjeux de puissance et d’information (la situation est transposable à d’autres pays).
Or les nouvelles interdépendances matérielles et immatérielles liées aux ressources électroniques ont placé presque simultanément l’informatisation et l’économie dans l’orbite des modes d’accroissement de la puissance pilotées par les États-nations. Fin 1990, les États-Unis affichent leur ambition d’information dominance en revendiquant leur place de leaders mondiaux de l’information privée. Cette projection globale ouvre le chemin aux monopoles des GAFAM – suivi plus tard par le contre-monopole des BATX au niveau chinois – et plus largement par l’investissement dans le stockage des données (cloud) et la valorisation d’une économie de la connaissance. La position dominante des États-Unis dans le cyberespace fut ouvertement critiquée au début des années 2000, mais la concurrence asiatique avait déjà poussé les Américains à passer d’une politique de maîtrise des technologies à une recherche de contrôle et de suprématie mondiale dans les technologies de l’information (via le contrôle d’Internet et de l’espace, des grands systèmes d’information, des règles et des normes, ainsi que dans la production des brevets).
Au cours des dix dernières années, les attitudes défensives face à cette suprématie sur fond de transition vers un ordre multipolaire ont commencé à tracer des frontières culturelles et stratégiques au sein du cyberespace, en particulier par les puissances russe et chinoise, de manière plus marginale par l’Europe et d’autres pays. Malgré les annonces de réforme suscitées par l’affaire Snowden en 2013, les États-Unis ont maintenu le statu quo dans le pilotage global d’Internet et la surveillance généralisée. Durant la même année 2013 fut lancée l’initiative Belt and Road Initiative par la Chine, dont le projet comporte une riposte informationnelle et coïncide superbement avec le tracé du « rimland » d’encerclement que l’américain Nicholas Spykman avait formulé en 1942 pour asseoir la pax americana d’après-guerre. Cette rivalité bipolaire s’est renforcée jusqu’à nos jours à travers les épisodes de guerre économique livrée autour de la technologie 5G, de la société Huawei et des filières de semi-conducteurs.
Chemin faisant, les trois dernières décennies ont marqué un changement de cap sur le plan stratégique. L’occidentalisme, comme horizon d’une mondialisation heureuse, est en reflux relatif. D’autres visions du monde ont pris forme, chacune dans leur aire géopolitique, avec en leur sein des sociétés consuméristes aux finalités sociétales divergentes. L’échiquier international est désormais scindé en deux mondes, matériel et immatériel. L’informatisation a fourni une pierre à cette évolution, en combinaison avec un ensemble de facteurs géopolitiques. La recherche de dépendances dans le domaine de la technologie3 et de la production de connaissances est devenue un levier central de puissance, plus encore au sein d’une conflictualité globale qui inhibe les affrontements militaires et multiplie les confrontations « hors-limite » pour faire référence à un ouvrage éponyme en Chine4. Les rivalités géoéconomiques et informationnelles se sont intensifiées, faisant système avec le champ juridique, normatif et militaire. Antonio Gramsci y aurait sans doute vu une fantastique extension de ce qu’il consigna un siècle plus tôt autour de la notion d’hégémonie culturelle.
L’interprétation et la conquête de ce nouveau monde immatériel ne font que commencer. Rappelons qu’il aura fallu plusieurs siècles, à partir de Nicolas Machiavel et d’autres prédécesseurs, pour discerner les lois régissant les rapports de force dans la sphère matérielle. De nouveaux modes de domination sont au banc d’essai. Loin d’aboutir à une suprématie par le seul poids cumulatif des technologies, les interactions et les espaces autonomes informationnels offrent un terrain très dynamique où le faible dispose de marges de manœuvre inédites pour confronter voire vaincre le fort. Cette grammaire est consubstantielle au protagonisme de nouveaux acteurs depuis les années 1990, notamment les mouvements contestataires ainsi que les entités civiles et privées, qui ont su souvent très bien s’adapter à cet environnement.
Des lames de fond d’une ampleur comparable ont eu lieu sur le terrain économique. Derrière le « numérique », qui rappelons-le n’est qu’un mode de codage des données devenu dès 2010 le vocable pour définir l’étape actuelle de l’informatisation5, la synergie entre l’esprit humain et l’automate programmable ubiquitaire a engendré une automatisation différenciée des tâches répétitives, des gains en productivité, ainsi qu’un ensemble de reconfigurations dans la production des biens et des services. Les systèmes d’information sont devenus la clé de voûte de l’assemblage en réseau des biens et des services, l’emploi se déplaçant vers le secteur tertiaire et vers la phase de conception. L’économie informatisée élargit les agencements collaboratifs en réseau (par segmentation de la production en vue de répartir les risques et la charge de complexité), fait croître les compétences (le travail humain se déplaçant dans l’espace logique et intellectuel), promeut la qualité (la diversification d’un bien ou d’un service élargit leur qualité pour chaque segment de clientèle) et l’innovation. La richesse d’une entreprise dans l’économie informatisée provient ainsi de la compétence de ses concepteurs, de la qualité de son organisation et de ses réseaux, des brevets, des plans et des programmes informatiques qu’elle a accumulés.
En parallèle, cette économie a aussi acquis un profil à la fois ultra-capitaliste, monopolistique, concurrentiel et prédateur, non seulement parce que les « Rockefeller » des temps modernes sont bien sûr en embuscade, mais surtout parce que son entrelacement avec l’économie mécanisée dans les conditions actuelles de régulation favorise des logiques de risque maximum (le gros de l’investissement financier est concentré en amont de la phase productive et commerciale), de concurrence monopolistique (un acteur pivot rafle temporairement la mise et s’entoure à ses frontières de concurrents diversifiant l’offre et poussant à l’innovation), de rendement d’échelle croissant (le coût moyen d’une unité produite décroît lorsque la production augmente). Autrement dit, l’économie qui s’informatise crée une brutale montée en puissance de la prédation. L’économie du net devient violente et patrimoniale, les brèches ouvertes dans ce patrimoine non protégé incitant à s’en emparer. La poussée de la doxa néolibérale dans les années 1970, que certains économistes comme Michel Volle corrèlent avec l’essor de l’informatisation, a renforcé ces comportements. Enfin, si le numérique est désormais à la proue de la croissance et des investissements financiers, son empreinte carbone à l’horizon 2025 dresse un bilan sinon alarmant du moins relativement significatif6, ce qui ne manquera pas de remettre au premier plan la viabilité énergétique de l’économie immatérielle.
Différents observateurs, de John Perry Barlow7 à Jean-Louis Gergorin8 ou Soshana Zuboff9, l’ont fréquemment souligné : la rapacité est endogène dans cette nouvelle économie. De l’évasion fiscale et la surveillance, en passant par la désindustrialisation (dont les dates coïncident en France avec le début de l’informatisation), la précarisation de la main d’œuvre, le blanchiment de profits illicites, la délinquance financière et la capture discrétionnaire de la valeur, toutes ces pratiques et d’autres ont en commun d’exacerber des fractures existantes et de mettre en porte à faux l’état de droit. L’ascension triomphaliste des monopoles du numérique sur le podium de la richesse mondiale n’est pas séparable de cette prédation et d’un formatage cognitif de la part des tenants du « techno-globalisme » ayant permis de cantonner les perceptions des technologies de l’information autour d’une approche réductrice. Après l’affaire Microsoft en 1998, le recours en justice à la fin de l’année 2020 du régulateur américain contre Facebook et Google montre comment les sociétés occidentales s’interrogent de nouveau sur la démesure de ces empires privés.
À cet égard, il faut souligner que les biais cognitifs constituent un obstacle de premier ordre pour appréhender l’informatisation. La pensée butte sur des réalités émergentes. De nombreux acteurs civils s’échinent à concevoir le numérique sous l’angle défensif d’une prédation tout azimut des nouveaux lords du capitalisme immatériel. Ici et là, on s’enferme dans des chapelles disciplinaires et un intellectualisme sentencieux. Les entreprises et les institutions sont remises en cause. Les scénarios orwelliens et la confusion ont bon train, notamment autour de l’intelligence artificielle et des scénarios de transition (tels que celui avancé par Jeremy Rifkin autour de l’énergie, le Green New Deal des démocrates aux États-Unis ou sur la décroissance, pour ne citer que ces trois cas). Dans ces scénarios, on refuse en général de considérer un rôle autre que technique à l’informatisation alors qu’elle s’est convertie en moteur de l’industrialisation et qu’elle est potentiellement l’une des clés de l’économie bas carbone, d’une société d’utilité et de qualité. Pour qui cherche à discerner ce paysage de manière réaliste, les innombrables comportements négatifs issus de la prédation constituent bien entendu un trait de première évidence. Le défaitisme ambiant en est un autre, masquant trop souvent un désarroi de la pensée pour aborder la trame organisationnelle et conceptuelle soulevée par l’informatisation. Raisonner dans ce nouveau contexte demander d’adopter une rationalité ouverte et pragmatique, en prise avec l’expérimental, et moins une rationalité conceptuelle et causale héritée du système technique mécanisé.
Dans les années 1950, des pionniers comme John von Neumann ou Joseph Licklider avaient posé les bases scientifiques de l’informatisation dans l’optique d’explorer sa portée anthropologique. Dans les décennies suivantes, élargissement des usages aidant, l’esprit du temps s’est replié sur des dimensions particulières, certains auteurs se focalisant sur la dimension scientifique et technique, d’autres sur celle des usages. Hormis certains rapports thématiques de qualité, aucune entité multilatérale ou académique – telle qu’un GIEC10 de l’informatisation et du cyberespace à l’instar du GIEC sur l’évolution du climat – n’élabore aujourd’hui un panorama complet de son évolution. Sauf exception, notamment dans les cultures stratégiques américaine, anglaise et russe où le front informationnel est étroitement articulé à d’autres dimensions, l’approche en silo est dominante, y compris au sein de la recherche universitaire. Le radar des régulateurs est braqué sur la gestion au quotidien en réaction à chaque nouveau problème ou scandale, loin derrière le train lancé à toute vitesse vers l’innovation et l’accaparement. Des mouvances telles que le slow web, les low techs ou le techno-discernement visent précisément à ralentir la déferlante technologique pour la ramener dans le champ de la maîtrise sociale. À la lumière des cycles industriels antérieurs, force est de constater cependant que les postures défensives ou court-termistes sont insuffisantes et qu’il est primordial de se pencher sur l’orientation du nouveau système technique et de ses conditions d’efficacité.
Dans des circonstances similaires où un monde inexploré étaient en train d’éclore, Adam Smith, Léon Walras, Henri de Saint-Simon, John Hicks, Frederick Taylor ou encore Alexis de Tocqueville fournirent en leur temps des clés décisives pour déchiffrer des pans de réalité qui germaient sous leur yeux. Après cinq décennies d’informatisation, la même exigence d’orientation, de repérage intellectuel et de pédagogie est de vigueur. Ce besoin s’avère particulièrement vrai pour l’Europe, dépendante et en reflux face aux émergents, dans laquelle l’héritage du passé paralyse en grande partie les grilles de lecture. En France, la sphère immatérielle reste un concept flou, sans susciter d’analyse approfondie sur les enjeux de puissance. L’appareil d’état, les structures patronales et la plupart des entreprises cloisonnent l’industrialisation et l’économie, l’informatique de gestion et l’informatique des processus et des données, sans saisir que la production de biens et de services ne peut désormais exister sans traitement informatique.
Quant aux arrangements créatifs s’inscrivant par exemple dans la lignée du commoning, qui reconstruisent des solidarités horizontales et reformulent la distribution de la valeur au-delà des schémas marchands, ils fleurissent dans la sphère informationnelle : gestion coopérative de ressources informatiques (réseaux communautaires, routage, serveurs, hardware…etc) ; co-élaboration de système d’exploitation, de logiciels libres et de connaissances en ligne ; collectifs socio-professionnels valorisant les données générées dans leur activité (data collective) ; création de structure informationnelle autonomes permettant d’adosser des initiatives dans de nombreux domaines (monnaies et crédits locaux ; mobilité et sécurité citoyenne ; design, art et éducation ; médias…etc). Comme l’a exposé Yochai Benkler11 dans Wealth of Networks, ces arrangements sont prometteurs dans la mesure où ils font émerger une économie de la diversité et de la richesse sociale rendue possible par une large gamme d’activités de pensée, de socialité et d’échange. Ils fournissent des marges de manœuvre à des territoires en résistance face à la prédation. Peuvent-ils pour autant constituer la charpente des systèmes productifs et le modèle de nouvelle économie de l’échange porté par les réseaux ? Rien n’est moins sûr tant l’informatisation s’incarne en premier lieu dans les processus même de l’entreprenariat classique – au sens schumpetérien d’innovation et de prise de risque – et qu’elle s’inscrit étroitement dans des rapports de force qui demeurent relativement éclipsés dans la sphère des communs.
STRATÉGIES ENVISAGEABLES
Le panorama antérieur a été dressé de manière volontairement large afin de se situer dans un mouvement de fond qui n’affleure que de manière trop parcimonieuse dans les grilles de lecture. Pour Dunia/Traversées, cette vision est en soi un apprentissage de plusieurs années, construit dans un aller-retour entre action directe et exploration interculturelle. Elle est indissociable d’un esprit critique et d’un parler vrai, tous deux nécessaires pour faire bouger les barrières perceptives. Les quelques perspectives qui suivent s’efforcent d’esquisser des réponses sur la base de notre expérience, mais sans les borner aux limites inhérentes de notre capacité d’action.
Quatre grands axes stratégiques sont avancés : 1. Promouvoir des nouvelles grilles de lecture. 2. Formaliser et modéliser l’économie informatisée. 3. Développer une intelligence des confrontations informationnelles. 4. Appuyer les démarches de souveraineté et d’autonomie informationnelles.
1. Promouvoir des nouvelles grilles de lecture
Une grille de lecture est un biais cognitif par lequel une donnée est interprétée comme une information stratégique. Puissance, rapports de force, modes de dépendance, marges de manœuvre dans un rapport du faible au fort, affrontement immatériel, art du combat dans la société de l’information, sont autant de notions faisant le quotidien des relations sociétales mais restant reléguées dans l’angle mort des cadres stratégiques. Or les réflexions en matière d’informatisation et de durabilité ne peuvent plus faire l’économie de se situer dans l’évolution des modes de dépendance et de domination. Cette césure avec le champ des rapports de force est central en Europe, y compris pour la société civile qui est pourtant un acteur par excellence des confrontations informationnelles, discipline qu’elle a historiquement bien pratiqué depuis les années 1990 – souvent à son insu en étant littéralement instrumentalisée – et sans nécessairement en percevoir tous les ressorts. Dans les années 1990, la philosophe Jacqueline Russ soulignait comment le désordre conflictuel dans les sociétés ouvertes était véhiculé par « des dominations masquées, des stratégies ouvertes, des systèmes de communication et des normes ».
Les acteurs au cœur de l’espace informationnel n’échappent pas à la règle. L’action pédagogique qui est pratiquée par exemple dans l’éducation populaire en faveur d’une informatique libre et citoyenne ne s’aventure pas sur ce terrain conflictuel et les nouveaux modes d’influence. Y compris la conception militante pour un Internet libre et ouvert est peu dissociée de celle des techno-globalistes outre-Atlantique qui ont tout intérêt à maintenir un réseau perméable pour écouler leurs moyens de coercition et d’influence. Les organisations de défense des droits numériques se situent, elles, en plein dans les frictions juridiques et informationnelles. Si elles fournissent une contre-information essentielles en prise avec les affrontements en vigueur, elles tournent paradoxalement le dos à d’autres enjeux stratégiques de l’information. Des questions telles que la remise en cause par l’influence anglo-saxonne de la définition des droits de l’homme, du respect de la propriété intellectuelle et des données personnelles, sont marginalisées. L’université, sauf exception, se situe trop en dehors de ce terrain stratégique, y compris dans les sciences politiques où certains courants sonnent même le glas des rapports entre puissances. Quant aux réseaux d’entreprises12, elles ont avancé sensiblement dans leur perception des risques tout en restant timorées sur la reformulation de leur nouvel environnement concurrentiel et stratégique. Autrement dit, un divorce s’est opéré entre les esprits et des réalités éminemment conflictuelles qui voient se développer depuis plusieurs décennies des modes d’influence systémiques reposant sur la communication, les normes, la production des connaissances et le modelage des perceptions.
Vingt-cinq ou trente ans au bas mot sont nécessaires pour engendrer des évolutions dans ces grilles de lecture dans l’esprit des dirigeants et des institutions. C’est précisément la temporalité mise en œuvre par les intérêts corporatifs et les puissances pour façonner les conceptions dans la sphère immatérielle. Précisons qu’il ne s’agit pas de prôner la guerre ou l’affrontement en tant que tel, mais avant tout de promouvoir un aggiornamento susceptible in fine de saisir les réalités telles qu’elles sont et d’adapter la stratégie des acteurs. Actualiser et formaliser ces grilles de lecture implique au moins un travail sur trois terrains :
- 1. Rechercher un syncrétisme entre différentes cultures stratégiques afin d’enrichir les connaissances. Le domaine des rapports de force est par excellence celui de la culture stratégique et militaire (le domaine sécuritaire, militaire et du renseignement est l’un des plus dynamiques en Europe sur ces questions). Dans l’échiquier dressé par l’informatisation, il faut y articuler des apports en sociologie, psychologie, histoire, économie et épistémologie. Plusieurs acteurs travaillent en France dans le sens d’un « réveil » stratégique en lien de près ou de loin avec l’informatisation : École de guerre économique, Institut d’administration des entreprises, Institut de l’iconomie, Institut libre des relations internationales et des sciences politiques, revue Conflits, Collectif Reconstruire, Renaissance numérique. Ces entités pourraient être partie prenante de ce croisement de cultures.
- 2. Soutenir dans la durée une production conceptuelle partenariale. Cette production devrait s’orienter vers les grandes et moyennes entreprises, la société civile, les cadres intermédiaires de l’État et de la diplomatie, les acteurs de la coopération internationale, les jeunes dirigeants en formation. Les lignes thématiques suivantes peuvent être pressenties.
◦ Puissance et rapports de force : accroissement de puissance, dépendance et marges de manœuvre dans un rapport du faible au fort, souveraineté informationnelle, démocratie et rapports de force, guerre économique et juridique, dialectique état de droit-prédation, sécurité et management de l’information.
◦ Stratégie dans le cyberespace : culture stratégique du cyberespace, histoire et philosophie des techniques, cultures techniques, transition et maîtrise des systèmes techniques, gouvernance et technologies de l’information, innovation, entreprenariat et formation des cadres à l’informationnel.
◦ Économie informatisée et durabilité : économie informatisée, régimes de monopole naturel et concurrence monopolistique, développement capitaliste et plateformes, prédation et néo-féodalisme, fonction de production et rendement d’échelle croissant, scénario de transition et informatisation, économie immatérielle et communs, informatique bas carbone, sobriété et low tech.
◦ Affrontements informationnels : guerre cognitive, altermondialisme et activisme informationnel, espace autonome informationnel et réseaux sociaux, communication et stratégies d’influence, guerre de l’information par le contenu et le contenant, encerclement cognitif, écosystèmes informationnels et médias libres.
- 3. Appuyer un maillage des acteurs autour de l’horizon de renouveau stratégique. De nombreux acteurs évoluent actuellement dans des silos qui reflètent assez bien la structuration des milieux et des perceptions mentionnés précédemment. Au mieux, à l’instar de l’École de guerre économique qui est désormais une initiative reconnue au niveau international, elle est le produit d’un métissage conceptuel qui a permis de porter plus loin l’élaboration de grilles de lecture et des modes d’action. Quand les couches supérieures des États sont trop fortement dans l’inertie et la rente de situation vis-à-vis des dépendances, contribuer au maillage transversal des acteurs intermédiaires au niveau national et international est une condition pour avancer vers une meilleure consistance stratégique.
2. Formaliser et modéliser l’économie informatisée
L’architecture économique issue du système technique mécanisé est en cours de reformulation. Elle l’est d’une part sous l’effet de nouvelles contraintes environnementales et de contradictions internes (financiarisation et crise de la dérégulation, montée du capitalisme d’état en Asie, dégradation de la biosphère, limite des flux tendus globalisés et des dépendances mis à jour par la pandémie de COVID-19). Elle l’est d’autre part par la poussée du nouveau système technique incarné par l’informatisation dont l’impact reste largement sous-estimé13. La théorie de l’équilibre général répondait à une économie mécanisée et mettait l’accent sur les rendements d’échelle décroissants, la tarification au coût marginal et la concurrence parfaite, dans un contexte d’interdépendance difficilement comparable avec le monde actuel. Le cyberespace a déplacé ces critères vers des rendements d’échelle croissants et la concurrence imparfaite. Suivant les secteurs et les degrés d’informatisation, les monopoles s’y développent temporairement, puis disparaissent. Les comportements de prédation s’y trouvent exacerbés sous l’effet de la « découverte à ciel ouvert » de nouveaux gisements de richesse et de l’aspect patrimonial de l’économie du net.
Cette physionomie ultra-capitaliste et monopolistique a été amplifié par l’émergence du courant néolibéral à partir des années 1970, avec les conséquences que l’on connaît en matière de précarisation, de primauté à la valeur d’actionnaire ou de pénétration du privé dans la sphère publique. Alors que la prédation se présente comme une nouvelle entrave au développement et une menace pour l’état de droit, les démocraties peinent à se mettre en face de la nature conflictuelle de cette économie du fait de leur ancrage viscéral au « doux commerce » (quand bien même chacune ne manque pas d’exercer cyniquement sa rapacité sur d’autres plans). La preuve en est avec la dépendance à des technologies exogènes ou l’application de schémas empruntés à des périodes antérieures, notamment le régime de concurrence parfaite appliqué dans l’espoir de réguler les monopoles numériques. En raison de ces confusions et de la prépondérance de la rapacité, les composantes émancipatrices d’une économie numérique sont d’autant plus renvoyées dans l’opacité. Pourtant, comme on l’a vu brièvement, l’utilité, la diversification, la qualité, la montée en compétence et la durabilité sont aussi des caractéristiques latentes de l’économie informatisée qui ne parviendront à leur maturité que si elles sont lucidement discernées et projetées dans un horizon mobilisateur.
Pour ces raisons, il est devenu nécessaire d’avancer dans un effort à la fois théorique et modélisateur. Cette perspective peut être d’autant plus pertinente si elle parvient à s’extraire des carcans disciplinaires et se greffer sur d’autres débats régénérateurs sur l’économie. Des économistes comme Paul Krugman, Eryk Brynjolfsson, Brian Arthur, Paul Romer, Steven Salop, Robert Solow du côté américain, et Michel Volle, Christian Saint-Etienne ou Pierre-Olivier Beffy du coté français ont déjà mis le doigt sur ces évolutions. En Europe, vu le cloisonnement des écoles de pensée économique et la difficulté à s’adresser à la globalité du phénomène, leurs perspectives sont peu entendues par les cercles institutionnels. Dans les cercles français d’entrepreneurs, la doxa économique est énoncée au sommet sous l’angle idéologique et les frontières conceptuelles sont statiques (de façon caricaturale, Google n’est pas considéré comme un acteur économique), d’où le rôle des cadres intermédiaires dans les démarches de changement. Plus généralement, il s’agit de rechercher les dynamiques capables de créer des rapprochements entre innovateurs, entreprises et universités. En France, cette articulation se réalise au niveau des pôles territoriaux de compétitivité. Elle se réalise souvent dans les réseaux d’entreprises sur d’autres continents.
Trois stratégies peuvent être imaginées dans l’optique de promouvoir le passage de l’économie à l’économie informatisée (encore nommée « iconomie », « net-économie » ou « économie numérique »), :
- Élaborer des connaissances théoriques et les mettre en perspective au niveau international. La micro-économie, c’est-à-dire l’intimité des organisations et des processus, est sans doute l’un des gisements principaux pour élaborer des principes théoriques sans tomber dans l’écueil des préconçus idéologiques et les mettre en perspective sur le plan international. C’est l’intuition qu’avaient eu par exemple Elinor Ostrom (Governing the Commons, 1990) ou Jean Tirole et Josh Lerner (The Simple Economics of Open Source, 2001) dans leur étude sur les communs. Cela suppose de repérer des monographies (dont ceux des économistes cités dans le paragraphe précédent) et des études de cas, produire des synthèses, en appui éventuellement avec des centres de recherche universitaire pour situer l’effort dans un paysage intellectuel plus vaste.
- Appuyer des nœuds stratégiques pour institutionnaliser l’économie informatisée. Un nœud stratégique est un point de convergence entre des décideurs, des entrepreneurs, des innovateurs, des connaissances et des ressources matérielles. C’est le cas de l’Initiative on Digital Economy du MIT en Californie conçu selon les grilles de lecture du modèle étasunien. En Europe, il existe un certain nombre de pôles et centres d’étude14 se penchant sur des questions sectorielles de l’économie numérique, sans toutefois lui donner une perspective d’ensemble. Le milieu syndical (CINOV-IT en France, CSA en Amérique Latine) y participe parfois activement, même s’il est bien souvent en retrait des initiatives. Plutôt que de superposer de nouvelles structures, il est préférable de mettre en synergie des démarches existantes.
- Bâtir un modèle de l’économie informatisée. En absence de projection dans l’imaginaire de ce que devrait une économique informatisée, l’informatisation fait l’affaire des plus ingénieux et des plus voraces. À l’instar des scénarios négaWatt ou Afterres 2050, une modélisation de l’économie informatisée pourrait être étudiée afin d’élaborer des scénarios d’évolution et les choix sociétaux qui en découlent. Elle rejoint d’une certaine manière la fonction d’expertise que pourrait réaliser celle du GIEC sur le climat mais sur le terrain numérique (dans son rapport 2021, le CIGREF vient de tenter une telle prospective avec l’aide de Futuribles). Cette modélisation irait au-delà d’une seule expression de résultats de recherche sur l’évolution de l’informatisation. Il s’agirait d’une projection guidée par des horizons économiques désirables, reposant sur une explicitation rigoureuse du métabolisme de l’informatisation. À titre prospectif, quatre grandes trajectoires peuvent être d’ores et déjà mises en exergue au vu des tendances actuelles : 1. Informatisation subie, suivisme technologique, vassalisation de l’Europe et impérialisme de tête par les États-Unis et la Chine ; 2. Informatisation hétérogène, sursaut de quelques industries de pointe, retrait relatif devant la bipolarité sino-américaine et maintien de faibles équilibres multilatéraux ; 3. Informatisation voulue, rapprochement relatif de certaines industries dans le concert européen, usage des rapports de force sur la scène multilatérale et conquête d’équilibres stratégiques ; 4. Informatisation offensive, sursaut stratégique d’une Europe puissante, modernisation industrielle dans un monde bipolaire et régionalisé.
3. Pour une intelligence des confrontations informationnelles
Les affrontements informationnels sont la manifestation d’un changement de régime dans les jeux d’influence. Sur ce terrain, dans les démocraties, le régulateur se saisit en général de deux questions : la sécurité inhérente aux infrastructures de l’information publique et privée (vulnérabilité des infosystèmes) ; la sécurité et la fiabilité de l’information dans l’espace public (désinformation, mésinformation, contenus hostiles). Remis au premier plan par la pandémie, ces deux sujets ne sont cependant que les deux parties émergées d’un continent beaucoup plus vaste qu’il appartient aux démocraties de discerner beaucoup plus finement. Une information subversive n’est pas forcément un contenu choquant, exprimé de manière isolée et pouvant être sanctionné au regard des critères de la liberté d’expression pour son contenu jugé malveillant. Il peut être aussi un message à première vue non offensif, amplifié par les effets de réseau, visant à frapper les points faibles d’une société ou d’un acteur économique à des fins de déstabilisation. Du referendum du Brexit à l’élection de Donald Trump, jusqu’aux négationnistes du réchauffement climatique et l’encerclement cognitif de l’Allemagne contre le nucléaire en Europe, de plus en plus d’exemples illustrent la croissance des offensives informationnelles articulées sur plusieurs tableaux (espace médiatique, société civile, communication en réseau, production de connaissances scientifiques, lawfare…etc). Schématiquement, on est passé du soft power (Joseph Nye) et de la fabrique du consentement (Noam Chomski et Edward Bernays) au social learning (Albert Bandura), au perception management et à de nouvelles techniques subversives (Gene Sharp), autrement dit à une avancée qualitative dans le formatage des environnements cognitifs et aux modes d’influence. La société civile est devenue un protagoniste par excellence de ces campagnes d’influence, la preuve en est avec la prolifération d’opérations impliquant des réseaux civils dans toutes les dimensions sociétales ou stratégiques. Plus que de simples opérations circonstancielles, il s’agit de flux d’idées imbriquées dans des stratégies qui ciblent le modelage des grilles de compréhension à des fins de guerre sociétale, d’influence, de déstabilisation (mouvement Otpor en Serbie, Printemps arabes par exemple) ou encore de suprématie géopolitique.
La doublure informationnelle qui enlace quasiment chaque activité humaine multiplie donc ce qu’il convient d’appeler désormais les batailles cognitives. D’où l’intérêt de plus en plus stratégique pour capter les données en amont afin d’agir sur la création et la circulation des connaissances. Dans ce contexte, le fort n’est pas nécessairement en position de domination absolue (voir par exemple les vingt ans de guerre informationnelle au Venezuela ou le conflit syrien), ce qui motive les acteurs plus faibles ayant une volonté de dissidence ou de rattrapage. Les acteurs économiques sont désormais exposés sur le plan de leur légitimité et de leur réputation publique. Dans les médias et l’opinion publique, la prolifération des flux offensifs ne marque pas inéluctablement un virage vers un monde de post-vérités pour reprendre l’expression consacrée. Même si celle-ci est synonyme d’un considérable brouillage informationnel, son intensification cristallise en même temps un retour du réel, c’est-à-dire une immersion dans les jeux d’intérêt, les intentions politiques et les rapports de force. Les démocraties accusent le coup du fait de leur ethos iréniste et défensif, le contrecoup en étant fréquemment un retour de manivelle par le contrôle et la polarisation sociale. Sur ce sujet également, le déphasage des grilles de lecture est un obstacle, comme peut l’être le cloisonnement des approches institutionnelles. La circulation ouverte des informations qui fonde les démocraties leur confèrent en théorie de meilleurs atouts pour affronter ce phénomène, encore faudrait-il pour cela qu’elles se dotent de meilleures capacités de repérage, de cartographie et de décryptage des stratégies en amont.
Deux lignes stratégiques peuvent être identifiées pour construire une nouvelle intelligence informationnelle. :
- Réunir des matériaux théoriques et méthodologiques sur les confrontations informationnelles contemporaines. L’enjeu est donc de produire un effort de compréhension et de décloisonnement autour de cette problématique, intimement liée à l’effort déjà évoqué sur les grilles de lecture. Les approches existantes sont pour l’instant à la fois limitées et cloisonnées, ce type de conflictualité étant même une omerta dans certains milieux. À l’instar de l’intelligence économique et juridique en émergence dans différents pays (même de manière encore très disparate), ce travail en amont peut être orienté préférentiellement vers les journalistes, les responsables de systèmes de communication, les réseaux économiques et les activistes. Les démarches de formation (initiale ou professionnelle) montée en partenariat seraient également une piste porteuse.
- Appuyer l’action de veille à travers des observatoires et la réalisation d’études de cas sur les manœuvres d’influence. Dans la mesure où ces manœuvres sont au premier abord difficilement décryptables, on en comprend souvent le sens et la portée à travers des cas concrets. La veille sur ces problématiques est aujourd’hui surtout centrée sur des questions économiques et géopolitiques, moins sur le champ sociétal. Or, tous les domaines relatifs aux transitions sociétales (climat, agriculture, industrie, communs, économie sociale, médias, gouvernance) se retrouvent à présent dans le chassé croisé des flux d’influence. Cet effort d’intelligence doit viser à rétroagir en amont sur la culture des acteurs afin de mieux irriguer leur stratégie.
4. Appuyer les démarches de souveraineté et d’autonomie informationnelles
En l’espace de deux décennies, les multinationales américaines sont parvenues à capter environ 80 % des flux globaux de données personnelles et de renseignements professionnels et privés dans le cyberespace (90 % dans l’Union européenne). En matière de capitalisation boursière, les mêmes étoiles géantes atteignent 83 % des cotations financières du secteur numérique, contre 9 % pour la Chine, 4 % pour le Japon, 2 % pour l’Europe et 2 % pour le reste du monde. En Europe (et ailleurs), tous les niveaux du marché numérique sont dominés par des acteurs non-européens, depuis la fabrication des composants électroniques jusqu’aux serveurs de base nécessaires à la mise en ligne d’un service. Dans un rapport publié en 2013, la sénatrice française Catherine Morin-Desailly signalait qu’à défaut de changements majeurs de sa stratégie industrielle et politique l’Europe allait devenir une « colonie numérique » des deux autres continents15. Brutal rappel à l’évidence de sa dépendance stratégique, l’Europe, ainsi que d’autres régions, n’ont pas perçu l’importance de rivaliser avec l’inventivité des technologies américaines, chinoises et japonaises dans une perspective d’accroissement de puissance.
Il n’empêche que certaines choses ont bougé sur le front des sensibilités et de la régulation. Le Règlement Général de Protection des Données (RGPD) a été adopté en 2018, en réponse différée à l’extra-territorialité du Patriot Act et du Cloud Act de Washington. Il laisse encore beaucoup de marges de manœuvre pour contourner les obligations légales relatives aux données personnelles. À peu près au même moment, les accords de transfert transatlantique de données Safe Harbor puis Privacy Shield ont été annulé par la cour de justice européenne. Certains États, essentiellement suite à des menaces reçues, ont saisi l’importance de la protection pour leur économie et leurs citoyens. L’Estonie par exemple, victime d’une attaque massive en 2007, est maintenant l’un des États les plus avancés en matière de protection des données et en cybersécurité (première position dans le classement de cybersécurité de l’Union Internationale des Télécommunications). En mars 2021, dans la foulée du au plan de relance de l’UE, la Commission européenne a annoncé le Digital Service Act sur la responsabilité des grandes plateformes et des pistes pour l’investissement dans la transition numérique et la résilience (6G, informatique quantique et environnement). En mai de la même année 2021, la France a lancé une certification « cloud de confiance » qui s’annonce malheureusement comme une porte entrouverte aux entreprises américaines. Le projet franco-allemand GAIA-X de nuage souverain (tablant d’emblée sur un partenariat avec Google) s’ajoute aussi à cette initiative contradictoire.
Néanmoins, une tendance s’affermit. Elle prend forme au sein d’un mouvement général de reflux de la vision mono-culturelle de la suprématie étasunienne dans le domaine culturel. En réaction, l’administration américaine répond par la coercition, à l’instar de la taxe GAFA qui a déclenché d’importantes sanctions sur le flanc commercial. Si les efforts européens sont bien loin de s’effectuer sur tous les niveaux stratégiques (logiciels et infrastructures), l’Europe pourrait en théorie constituer une troisième carte dans la tenaille impériale formée par Pékin et Washington. En pratique, tant les contradictions internes que le volume limité des investissements et les chassés croisées au sein des puissances européennes, Allemagne en tête, effritent ces engagements. Pourtant, l’enjeu est bel et bien d’avancer dans une stratégie de souveraineté, valables à la fois pour l’État et pour les citoyens, en s’attelant sérieusement à la tâche d’identifier des marges de manœuvre échappant aux contraintes imposées par les puissances suzeraines (historiquement, les stratégies d’autonomie informatique comme celle de l’époque gaullienne ont échoué en raison d’un contact trop frontal avec les intérêts de Washington).
Ce besoin de souveraineté résonne d’autant plus fort que l’encastrement dans l’espace public ou les structures de l’État de technologies pilotées par des acteurs privés est inexorablement en train de sculpter des « États plate-formes » (gov tech). La COVID-19 a précipité cette transformation en particulier dans les domaines éducatif, sécuritaire et sanitaire. Elle affiche d’ores et déjà ses résultats à la fois ambivalents et prometteurs, avec en arrière-plan le camouflet de conquête de nouveaux marchés, de modelage par les connaissances et de capture de valeur. Une multitude de dilemmes sont d’ores et déjà posés : définition de la distance adéquate entre médiation logicielle et arbitrage humain ; biais logiciels et responsabilités ; audit et transparence du code et des algorithmes ; pertinence des approches et protection des données générées ; redéfinition des périmètres de contrôle, de droits et d’intervention de l’État ; rapport de force dans le choix des contrats, des interlocuteurs et des technologies. Dans les rapports Nord-Sud, ce type de partenariat est suffisamment avancé pour déclencher les cris d’alarme de la société civile qui dénonce la prédation de leurs institutions publiques par les services numériques des pays industrialisés (dans les secteurs de l’agriculture, de la santé, des politiques sociales de la finance par exemple).
Trois lignes stratégiques peuvent être établies :
- Accompagner la formation d’un cadre commun sur la gouvernance du numérique au niveau international. De nombreux think tanks se sont formés dans quasiment toutes les contextes nationaux, reflétant une grande diversité de perceptions, y compris celles des groupes corporatifs dominants. Leur mode d’action combine à la fois veille, activisme et réflexion plus large sur les modes de gouvernance (approche des données, régulation des plate-formes et algorithmes, droits des utilisateurs, jurisprudence et lutte contre le contrôle et la surveillance). Les consensus entre organisations sont encore défensifs et expriment une opposition à un ordre numérique dicté par les puissants. Bien que des articulations existent, il manque encore une vision en profondeur du fonctionnement de l’informatisation pour développer des approches innovantes sur la gouvernance du cyberespace et également sur les stratégies de changement. Ces aspects ont été pointé dans les travaux du chantier international Digital New Deal mené courant 2020. L’incorporation de nouvelles grilles de lecture pèse ici de tout son poids également.
- Promouvoir les nœuds stratégiques d’un Internet de la diversité, par le truchement des plate-formes de services alternatifs et des hubs offrant des outils numériques décentralisés, transparents et respectueux de la privacité. L’action directe et décentralisée demeure techniquement possible dans le cyberespace. Dans ce sens, l’Internet citoyen est une réalité vécue. Les outils et les protocoles existent. Parmi eux figurent les technologies libres, fédiverses, le token (jeton) et la blockchain. Ces technologies brisent le schéma des plate-formes centralisées qui capturent les données et l’intelligence qui en est extraite. Elles permettent l’échange d’information, de biens ou de services, sans intermédiation par un agent centralisé, donc sur la base de protocoles ouverts et interopérables établis en amont. Un certains nombre de micro-hubs existent déjà: MayFirst, RiseUp, Framasoft, Dunia, Autistici, Storj, Everipedia, Steemit, Polychain et d’autres. Ces technologies sont par ailleurs en cours d’expérimentation dans les entreprises. Le Libra puis le Diem de Facebook visent à conquérir ce marché de la micro-interaction. En définitive, une économie de la diversité et de la « micro-richesse citoyenne » est en germe à travers ces technologies. Il convient de l’inscrire dans la formalisation plus large d’une économie informatisée que l’on a mentionnée précédemment.
- Développer l’épaisseur méthodologique de l’activisme civil. L’activisme civil s’informatise. Il le fait en affichant bien souvent les mêmes symptômes présents chez les autres acteurs, à savoir tantôt un suivisme ou un scepticisme à saisir la portée des synergies possibles entre l’esprit et l’automate programmable. Cette distante prudentielle n’est pas négative en soi dans la mesure où ce n’est pas le « tout numérique » qui fait sens, sinon la juste appréciation des synergies donnant des résultats stratégiques fertiles aux organisations. Vu l’importance des réseaux civils dans les batailles informationnelles, il est souhaitable d’appuyer ou de promouvoir les expériences faisant école en matière d’usage stratégique de l’informatique dans l’agenda de la société civile. Au-delà du seul usage des outils libres, il s’agit de s’intéresser aux processus qui ont généré un impact stratégique dans les domaines de prédilection (animation des réseaux, diffusion de la connaissance, maïeutique et synthèse conceptuelle, cartographie de la complexité, gestion de la mémoire opérationnelle et des corpus documentaires, intégration des données, bataille de l’information dans les infosystèmes…etc).
- Voir le rapport 2021 sur l’économie numérique de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement https://unctad.org/system/files/official-document/der2021_overview_fr_0.pdf
- Comme le souligne l’historien Niall Ferguson dans The Square and the Tower: Networks and Power, from the Freemasons to Facebook.
- C’est le cas également des technologies de transition éolienne, énergétique, photovoltaïque ou de la construction-bois en France qui réactivent une dépendance commerciale.
- « La Guerre hors limites », Qiao Liang et Wang Xiangsui.
- Comme grandes étapes, on pourra distinguer : les mainframes et les premières applications (années 60) ; les systèmes d’information et grappes de terminaux (années 70) ; la bureautique et les micro-ordinateurs (années 80) ; la bureautique communicante, la messagerie et l’informatisation des processus (années 90) ; le commerce électronique, la maturation du web et l’ordiphone (années 2000) ; le numérique, le cloud, le big data, l’intelligence artificielle et la blockchain (2010) : 6G, Internet des objets, informatique quantique (années 2020).
- The Shift Project parle d’un bilan carbone équivalent pour le web à celles du parc automobile mondial à l’horizon 2025, mais ce chiffre est fortement critiqué notamment parce qu’il passe sous silence les gains en dématérialisation.
- Auteur d’une Déclaration d’indépendance du cyberespace écrite lors du forum de Davos de 1996.
- Rapacités, 2007 et Cyber. La guerre permanente, 2018.
- The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power. 2019.
- Groupe d’experts intergouvernementaux sur l’évolution du climat.
- The Wealth of Networks : How Social Production Transforms Markets and Freedom, Yochai Benkler, 2006.
- Comme le CIGREF par exemple, voir le rapport 2021 https://www.cigref.fr/rapport-orientation-strategique-2021-cigref-futurs-numeriques-quelles-trajectoires.
- Cette sous-estimation a eu ses porte-paroles dès 1987 avec par exemple le prix Nobel d’économie Robert Solow qui minimisait la transformation par l’informatisation : « You can see the computer age everywhere but in the productivity statistics ».
- Pôle Systematic, Institut du numérique responsable, Conseil national du Numérique, Digital New Deal, European Digital Rights, Xnet, Digitale Gesellschaft, Institut des droits fondamentaux numériques, Institut de la souveraineté numérique, Bits for Freedom.
- Rapport de la Sénatrice Catherine Morin-Desailly https://www.senat.fr/rap/r12-443/r12-4431.pdf.