La révolution informatique sévit depuis plus d’un demi-siècle, suite au coup d’envoi du micro-processeur, en 1971, par Federico Faggin et Ted Hoff, tous deux ingénieurs de la compagnie Intel. Depuis lors, l’industrie électronique a grimpé au premier rang de l’industrie mondiale. Sa diffusion dans tous les secteurs d’activités humaines a converti les réseaux informatiques en système nerveux de la société, tandis que l’économie et les rapports entre l’humain et son environnement sociétal ont pris un nouveau visage, quel que soit l’état de développement des sociétés.
Un autre type de révolution industrielle
À la différence des deux premières révolutions industrielles, cette troisième rupture a lieu au milieu du XXe siècle, dans un climat stratégique en pleine convulsion. Dans les années 1900, les grands entrepreneurs du capitalisme ont déjà bâti de vastes empires industriels, moyennant la cartellisation de pans entiers de l’économie et la pratique de la guerre économique. Après les années 1940, l’information est investie comme un champ préférentiel d’action géopolitique, à des fins de domination et d’influence, en particulier par la culture stratégique anglo-américaine. Aux côtés de la finance et des technologies, elle est placée au cœur du modelage d’un environnement bipolaire, pivotant sur la dialectique « hégélienne » que trop peu de cultures stratégiques s’aventurent encore à déchiffrer.
L’information est performative
Contexte de la Guerre froide aidant, l’information acquiert un rôle plus important encore dans les années 1970-1980 où elle est envisagée comme vecteur de modelage des perceptions et de guerre de cinquième génération. L’information devient performative, c’est-à-dire qu’elle est utilisée pour altérer les perceptions, et de proche en proche modifier l’orientation des choix socio-politiques, donc des réalités. En pratique, la recherche et développement de la DARPA qui fait naître le réseau Internet cohabite avec l’agenda de la CIA qui s’avère être beaucoup plus un organe de conception d’opérations psychologiques que de renseignement au sens classique du terme. Image d’Épinal de cette évolution, tous les grands entrepreneurs de l’économie numérique, de Bill Gates à Jeff Bezos en passant par Mark Zuckerberg et Elon Musk, gravitent aujourd’hui dans l’orbite de l’intelligence nord-américaine.
Angle mort stratégique
La conséquence de cette mutation géostratégique pour l’Europe, pour la France, mais aussi pour bien d’autres pays, est d’avoir engendré un « retard de phase » abyssal vis-à-vis des enjeux de la société de l’information. Depuis les déboires du plan Calcul en 1966, à la « colonisation numérique » signalée dans le rapport parlementaire de Catherine Morin-Desailly (2013) jusqu’à la dernière étude du CIGREF sur la dépendance informatique, la dépendance cyberindustrielle de l’Europe à l’égard des centres technologiques étasuniens et chinois, n’a cessé de s’élargir. Ce décalage est lié en partie à la dimension technologique, celui qui maîtrise l’innovation et les technologies fondamentales ayant une longueur d’avance. Mais contrairement à certains préconçus, le décalage principal ne se situe ni sur ce terrain, ni sur le terrain scientifique. Il relève avant tout de la dimension stratégique, c’est-à-dire de la capacité à saisir les enjeux du moment et à concevoir en aval des orientations adaptées.
L’avance des conquistadors numériques
Or, c’est précisément sur ce terrain que les conquistadors du monde numérique ont plusieurs guerres d’avance. En premier lieu, comme nous venons de l’évoquer, l’information, et au-delà le modelage des esprits et de la perception, sont au cœur du projet d’existence non seulement des États-Unis, mais aussi d’une certain nombre de puissances et d’acteurs transnationaux. Le XXIe siècle consacre la guerre de cinquième génération, fondée sur les perceptions et le modelage de la connaissance. Le réflexe juridique, voire le concept même de souveraineté, tels qu’ils sont couramment énoncés par l’Europe occidentale devant les empiétements cyberindustriels de la Chine ou des États-Unis, est tout sauf un réflexe de puissance. Il mime une opposition défensive, alors qu’il s’agit d’une posture faussement combative et presque consentante à l’égard des enjeux réels. Ce faisant, depuis 1945, de nombreux pays ont connu un véritable remodelage socio-politique sans avoir compris qu’ils étaient entraînés dans un nouvel engrenage impérial.
Le rapport sclérosé au réel
En second lieu, les pays européens – mais ce constat est loin d’être exclusif à l’Europe – évoluent dans le cadre d’un rapport phénoménologique sinistré avec le réel. Le bourgeonnement totalitaire du XXe siècle, couplé à la tragédie des deux guerres mondiales, a amené le Vieux Continent à concevoir son destin dans une perspective iréniste, ethnocentriste et post-stratégique. Cette vision n’a que peu de choses à voir avec l’intelligence du monde dont elle disposait au XVIe siècle au moment de l’essor de la seconde mondialisation. Une bonne partie des élites européennes peine à penser par elle-même, à sortir d’un cadre bien-pensant de réflexion et à embrasser le monde tel qu’il se présente âprement aujourd’hui. Symptôme de ce désarroi, la conflictualité inhérente à l’information ou la désinformation sont vues comme la menace principale de l’ère de l’information. Le handicap majeur se trouve en fait du côté de la « reprogrammation » des modes de pensée des classes dirigeantes par l’environnement éducatif, qu’il soit structure d’enseignement supérieur ou écoles de cadres. La société civile est largement mise à contribution de cet environnement performatif.
Illuminisme 2.0
De la technétronique (1970), à l’accélérationnisme efficace jusqu’au Global Digital Compact (2024) ou au techno-optimisme, les démarches se sont succédé dans la Silicon Valley pour inoculer dans les esprits un horizon technologique présenté comme efficace, bénéfique et inéluctable. Toute une série de variantes idéologiques en découle, depuis l’autoritarisme épistémologique, l’idéologie techno-libertarienne, le techno-déterminisme, le post-souverainisme technologique ou la dépendance numérique. Ces éléments forment autant de briques cognitives visant à sceller la dépendance à une infrastructure techno-politique dominante.
L’enjeu de la révolution informatique est donc loin de ne porter que sur les défis technologiques inhérents à un paysage cyberiundustriel en mutation. Il est plus fondamentalement de défaire les carcans qui empêchent de se situer dans le renversement des rapports de force du XXIe siècle. Le premier défi est mental et ontologique. Il s’agit d’être dans un nouveau nomos global au sein duquel les flux informationnels sont devenus générateurs de réalités géopolitiques et géoéconomiques. Le second défi renvoie au nouvel « illuminisme » qui germe avec l’ère de l’information. Derrière l’IA générative et la « tempête cognitive » pointée négativement, s’ébauche ici et là une rationalité plus apte à appréhender le réel et les rapports de force. Ce mouvement est aussi nécessaire que prometteur.