La révolution informatique a conduit à un essor de l’usage de l’information à des fins conflictuelles. Au gré des évènements, la notion de guerre de l’information s’est popularisée pour devenir presque un truisme. Pourtant celle-ci demeure difficilement appréhendée voire incomprise, d’abord pour sa complexité même, mais avant tout en raison du changement d’environnement conflictuel et stratégique dans lequel elle s’insère. Or faute d’une plus grande lucidité et d’une approche globale de ce changement, on risque non seulement de passer à côté des enjeux stratégiques liés aujourd’hui à la maîtrise de l’information, mais aussi de perdre des batailles sur des fronts allant bien au-delà de ce qui touche à la scène médiatique et à la santé informationnelle de la démocratie.
La France, qui se démarque pour sa qualité de réflexion sur les nouvelles conflictualités hors du monde anglo-saxon1, se montre paradoxalement rétive pour franchir ce cap stratégique, y compris dans certains milieux pour assumer l’existence d’une autre réalité conflictuelle. Une nouvelle preuve en est fournie par le flamant rapport de la commission Bronner « Les lumières à l’ère numérique2 ». La guerre de l’information y est traitée sous l’angle des médias sociaux, de l’éthique et des infox (fake news). La commission reste pour ainsi dire muette sur l’affrontement par le biais de la connaissance, du modelage cognitif, de l’emploi de stratégies offensives ou subversives (ruse, polémique, démagogie, opportunisme, manipulation des faits), c’est-à-dire sur toute une panoplie de manœuvres consubstantielles à la nouvelle conflictualité et situées au cœur des enjeux géopolitiques. Un tel biais se prolonge dans la mission de l’agence nationale Viginum dédiée à la lutte contre les manipulations de l’information qui vient d’être créée par le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale.
Soit. Alors quelles sont en substance ces nouvelles modalités de confrontations qui ont émergé avec la société de l’information et dont la lisibilité fait autant problème ? Un bref regard comparatif dans différentes cultures stratégiques fournit des éléments de réponse. En Chine, déjà enclin avec Mao Zedong à une approche globale des rapports de force, deux officiers chinois consignaient dès 1999 dans La guerre hors limite3 la tendance au déconfinement de la guerre en dehors de l’action armée et le passage à une combinaison des moyens militaires et non-militaires. Un peu plus tard aux États-Unis, après le legs important de Georges Kennan sur l’approche du political warfare, John Arquilla et David Rundfeldt entérinèrent une modification drastique des rapports de force du fait de l’ère de l’information en résumant leur posture dans une phrase désormais célèbre : « Ce n’est plus celui qui a la plus grosse bombe qui l’emportera dans les conflits de demain, mais celui qui racontera la meilleure histoire ».
Récemment la Grande-Bretagne, dans son document Global Britain in a competitive Age va plus loin dans ce passage des conflits de l’âge industriel à l’âge de l’information. Elle y dépeint une ère de compétition systémique, de « guerre par le milieu social » dont la cible est l’esprit humain, la matière et le tissu socio-économique des régimes politiques. La conflictualité y est vue comme omnidirectionnelle, permanente et également hors-limite. Le traitement offensif de l’information vise à miner la volonté de l’adversaire et fausser ses capacités d’analyse. Comme on a pu le constater depuis l’année 2016, la Russie compte parmi les puissances qui ont théorisé et pratiqué cette stratégie de dislocation politique et sociale par l’information. Elle est loin d’être la seule.
En France, c’est le général Thierry Burkhard4 ou encore l’École de guerre économique qui mettent le doigt plus fermement sur cette rupture dans les grilles de lecture. Observant la caducité du cycle paix – crise – guerre, l’État major français met en exergue un nouveau trépied stratégique autour des trois notions d’affrontement, de contestation et de compétition. L’idée dérivée d’affrontement de haute-intensité est actuellement débattue au niveau parlementaire. L’affrontement fait écho à ce qui se passe en Ukraine depuis le 24 février dernier et qui n’est jamais sorti du cours de l’Histoire : l’usage frontal de la force militaire entre puissances alliées et ennemies afin de faire plier une volonté politique. La contestation est un mode plus indirect, mélangeant menaces, coercition économique et constructions narratives adossés sur des acteurs intermédiaires. On y évite l’affrontement direct ou allant au-delà d’un certain seuil. Ce fut par exemple le cas de l’Ukraine jusqu’à mi-février 2022. La compétition quant à elle vise à agir sur la structure même d’une cible, en la contraignant dans des liens de dépendance d’autant plus étroits qu’ils deviennent imperceptibles. Ce mode d’action vise par exemple les croyances, les repères cognitifs, le rapport entre classes sociales, les mœurs ou critères de jugement, les références culturelles ou les structures économiques.
Cette balayage éclair de quelques bases doctrinaires permet de déboucher sur d’importantes lignes de force. En premier lieu, la pluralité d’objectifs qui s’insèrent désormais dans les velléités conflictuelles oblige le politique et le citoyen à un élargissement considérable des visions (sécuritaires, économiques, militaires, civiles). Le terme citoyen a ici toute son importance dans la mesure où le domaine civil, auparavant isolé des autres champs d’opération, est désormais partie prenante des méthodes stratégiques, la culture, la consommation, les émotions collectives étant devenu à la fois des cibles et des armes. Sauf à vouloir se trouver dans la situation de l’arbre qui cache la forêt, il est de moins en moins tenable – pour rester politiquement correct – de fragmenter les problématiques entre elles et de ne pas mettre en cohérence l’architecture institutionnelle. La crise ukrainienne est certes en train de rouvrir une fenêtre de perception. Mais la fantastique inertie devant ce virage – déjà pointée en 2003 au moment de la guerre en Irak – et l’absence d’unité nationale n’ont pas joué pas en faveur de cette cohésion.
En second lieu, aussi vrai que l’information puisse être synonyme d’apocalypse cognitive5, de désordre ou de déstabilisation par les flux informationnels, autrement dit de perturbation de la stature nationale, il n’en demeure pas moins qu’elle se hisse au rang des facteurs susceptibles de consolider la puissance aux côtés de la force militaire, de l’économie, de la démographie, des ressources naturelles et morales d’une Nation6. L’appétit farouche et la praxis des nouveaux pays compétiteurs l’illustrent. L’information et son management stratégique sont pour eux un vecteur d’accroissement de puissance qu’ils ont appris à déployer dans le registre conflictuel de la contestation et la compétition. Or peu d’engagements ont été pris en Europe en matière de réflexion sur cet enjeu. Si la paix a souvent conduit à appréhender ces virages stratégiques lors des crises ou des consultations électorales, il est devenu plus pressant au vu de l’évolution du monde de se projeter dans le temps long de la stratégie de puissance.
En troisième lieu et corollaire des deux points précédents, l’économie, traversée depuis 1990 par ces mêmes bouleversements, crée aux côtés de l’information un terrain, si ce n’est le terrain de prédilection de la compétition et de l’accroissement de puissance. La montée des enjeux concurrentiels avec l’ascension au premier plan des émergents a ouvert la porte à un expansionnisme commercial et une concurrence illégale. De fait, les nouvelles puissances, à l’instar des « anciennes » machines de guerre telles que les États-Unis, se sont engouffrés allègrement dans les espaces vacants offerts par le marché libéral et l’absence d’une plus forte régulation mondiale. Le Japon, puis la Chine et la Corée et d’autres, ont construit leur ascension non seulement à partir d’un rattrapage modernisateur, mais aussi par une stratégie concertée de conquête économique reposant sur une culture offensive de l’information, celle-ci étant envisagée dans une optique d’intelligence stratégique (recueil en aval, centralisation, diffusion, capitalisation et connaissance en amont).
Dans ce décor, l’orthodoxie libérale, attachée aux vertus de l’échange et de l’équilibre, est à court de clés de compréhension pour saisir ce phénomène, tout comme l’école marxiste d’ailleurs. Le fait est que la puissance et la logique nationale, réunies en faisceau avec la guerre économique et celle de l’information, sont indissociables des mouvements telluriques de l’économie actuelle. Or l’ascension de l’économie informatisée vient raviver ce débat. Apparu depuis trois décennies, le monde immatériel projeté en avant par la révolution informatique crée un fantastique appel d’air pour les ambitions de capture et de prédation, mais aussi de contestation et de subversion des rapports de force. L’esprit de conquête qui est investi dans certaines licornes nationales (GAFAM/BATX), le décollage de la prédation, les nouvelles possibilités de contrôle en amont et en aval des marchés grâce aux infrastructures en réseau poussent encore plus loin les conditions de la compétition géopolitique. Ce nouveau chapitre de confrontation dans le domaine informationnel ne fait que commencer. Il est souhaitable de faire bouger les lignes et de s’y investir avec ambition.
- https://observatoire-strategique-information.fr/2021/09/18/raphael-chauvancy-la-france-a-pris-beaucoup-de-retard-sur-les-guerres-de-linformation/
- https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/283201.pdf
- Unrestricted Warfare, Qiao Liang et Wang Xiangsui (1999).
- https://www.lopinion.fr/international/larmee-francaise-renonce-a-la-paix
- Pour reprendre l’ouvrage éponyme de Gérald Bronner.
- Dans la lignée des travaux du théoricien Hans Morgenthau ou de Raymond Aron sur la puissance.