Depuis vingt ans, l’Europe a approfondi sa situation de dépendance structurelle vis-à-vis des ressources numériques. L’exportation continue de ses talents scientifiques vers l’extérieur contraste tragiquement avec le niveau de capitalisation mondiale de ses entreprises du secteur (2%) et de l’occupation de son marché à 80 % par des licornes étrangères. La tendance s’est accentuée avec la montée compétitive de l’Asie et le durcissement géopolitique lié au conflit ukrainien. Hormis quelques initiatives éparses dans l’industrie du semi-conducteur, le droit et la régulation, la souveraineté technologique de l’Union, c’est-à-dire sa marge de liberté et sa capacité de peser dans l’agenda numérique, est devenue le palliatif d’une série de renoncements et de contradictions. Un rapport du Sénat français en 2013 qualifiait déjà l’Europe de « colonie » du monde numérique. Son état de dépendance actuelle en fait la vassale des États-Unis, et bientôt de la Chine, sur le plan des rapports de force informationnels, quand bien même le marché économique européen reste-t-il considérable. Ce constat vaut particulièrement pour la France, dans une moindre mesure pour l’Allemagne.
Un tel décrochage, qui s’observe tant dans l’infrastructure informatique que dans la strate informationnelle, nous renvoie à la nature des mutations en cours. En cinquante ans, l’ordinateur universel et le réseau ubiquitaire ont propagé un système technique qui a redessiné les contours de la sphère informationnelle et de la matrice économique. L’informatique est désormais la première industrie mondiale, tandis que l’information a revêtu une dimension encore plus stratégique en matière d’organisation, de rapports de force et de connaissance. L’économie informatisée n’est plus soluble dans le régime de concurrence parfaite, de rendements d’échelle décroissants et d’échange équilibré qui fondent la théorie classique et le choix du régulateur. La réalité productive fait une part plus large à la compétition, à l’innovation, à la prédation et au régime de concurrence monopolistique. Or, ce glissement de référentiel n’est pas appréhendé par les élites d’Europe et d’autres continents. Ici et là, le manque de cohésion, l’inertie des grilles de lecture, les approches encore cloisonnées ou les intérêts constitués alimentent le décrochage. Les luttes pour les droits numériques et la maîtrise civile des technologies restent nécessaires pour freiner le contrôle et les dérives discrétionnaires. Le volontarisme montre cependant ses limites lorsque peu prennent véritablement acte des bouleversements systémiques en cours depuis trois décennies.
Après dix ans d’activité de basse intensité en faveur de la souveraineté technologique, Dunia perçoit ce contexte comme un tournant. La nature des enjeux est tour à tour culturelle, institutionnelle, sociale et économique. Elle est surtout stratégique, c’est-à-dire qu’elle a trait à une culture stratégique des élites ancrée sur un état post-conflictuel du monde qui s’est dissipé depuis l’après-Guerre froide. Les réponses combatives sont diverses, mais souvent fragmentées entre l’économique, le gouvernemental et le civil, et devraient dans l’absolu se relier dans une perspective stratégique de renouvellement. Vu les résistances observables à l’effacement des souverainetés au sein du mythe supranational de l’européisme, il est sans doute préférable de catalyser les initiatives (nationales, civiles, économiques) au service de la souveraineté des parties prenantes, ce qui n’est pas contradictoire avec le principe d’intégration européenne.
Trois horizons programmatiques se dégagent de ce constat :
- 1. Cristalliser une culture stratégique adaptée à l’état du monde actuel et réconcilier informatique, information et stratégie. Pour cela, transformer Dunia en un point nodal œuvrant au maillage des idées et des initiatives à l’échelle européenne, en connexion avec le contexte global. Différents think-tanks, collectifs et personnalités agissent déjà dans ce sens, mais dans une difficulté assez notoire à sortir des pré-carrés idéologiques et à former d’autres référentiels. Au cours des deux dernières années, les alliances partenariales de Dunia ont commencé à évoluer dans ce sens vers le milieu des entrepreneurs, de la communauté stratégique, des économistes, les informaticiens et universitaires.
- 2. Élaborer des grilles de lecture susceptibles d’orienter la maîtrise de la sphère informationnelle et de l’économie informatisée. L’informatisation de l’économie est un réorganisateur du capitalisme global. La prédation, la concurrence monopolistique et l’économie de la conception sont parmi les sujets à formaliser dans les approches économiques en perspective de la durabilité. Dunia se donne l’objectif de terminer l’écriture de l’essai « (Re)conquérir le cyberespace » d’ici fin 2024. D’autres travaux complémentaires pourront être élaborés et valorisés, en lien souhaitable avec un agenda de rencontres présentielles et d’une infolettre régulière.
- 3. Maintenir un vivier d’outils numériques et de démarches méthodologiques allant dans le sens d’un usage souverain et stratégique des technologies de l’information. L’outillage numérique de Dunia est désormais stabilisé. Il vise à être maintenu en service et actualisé, tout en effectuant une veille technologique minimale. L’expérimentation méthodologiquement aux côtes de partenaires (réseaux, entreprises, etc.) restent une dimension prioritaire dans la mesure où elle alimente « par le bas » les réflexions sur l’usage stratégique de l’information.