Entre angoisse du présent, rétrécissement des cadres d’interprétation et viol communicationnel des masses
Dans la première moitié du XXe siècle, dans son livre Le meilleur des mondes, l’écrivain Aldous Huxley exprimait sa crainte que la vérité ne soit un jour noyée dans un océan d’insignifiances et que la soif de connaissances ne soit réprimée. Deux décennies plus tard, à la veille de la seconde moitié du XXe siècle, George Orwell, dans son livre 1984, un autre grand récit dystopique, expose une situation angoissante dans laquelle la vérité finit par être complètement contrôlée par le pouvoir totalitaire en place. Dans son œuvre de fiction, il décrit l’apparition d’une « novlangue » (Newspeak), contenant des mots « disparus » et au sens érodé, destinée à réduire la gamme perceptive du langage et à déplacer la communication humaine à l’extérieur du domaine de l’affect. Un peu plus d’un demi-siècle après ce récit d’anticipation, en 2016 le néologisme de « post-vérité » est décrété mot de l’année et consacré dans les dictionnaires officiels du monde anglo-saxon. Serions-nous déjà parvenus à cette époque postmoderne décrite par ces auteurs – ainsi que par de nombreux autres, chacun selon un angle spécifique (Ira Levin, Walter Travis, Annah Arendt, René Girard, Tod Strasser, Jonathan Littell, Michel Foucault, Noam Chomsky, etc.) ?
Si ce néologisme a le mérite d’exprimer par le biais d’un mot court et simple un phénomène devenu palpable dans le quotidien de nombreuses sociétés, nous devons reconnaître que ses définitions sont encore floues ou inexistantes quand il s’agit de comprendre les phénomènes et les circonstances qui le sous-tendent. En principe, le terme de post-vérité – ou d’ère post-factuelle – vise à exprimer la tendance à recourir moins aux faits objectifs qu’aux émotions et aux opinions personnelles pour influencer l’opinion publique. Il caractérise une sorte de changement d’équilibre en faveur des récits subjectifs et idéologiques et au détriment d’une argumentation fondée sur des données réelles, une sorte d’émancipation auto-référentielle du discours concernant la réalité objective, en particulier dans le domaine de la communication médiatique et de la politique moderne.
Pour ceux qui vivent exposés aux radiations médiatiques dans les latitudes de l’hémisphère sud, ce terme est souvent synonyme d’une intensification des mensonges médiatiques au service de tel ou tel groupe de pouvoir. Pour d’autres, il nous renvoie plutôt à l’émergence d’une inflation émotionnelle ou d’une position de scepticisme et de relativisme culturel concernant les voix et même les valeurs dominantes dans la société. Bien que les contextes communicationnels aient radicalement changé d’un moment historique à l’autre, il convient de rappeler que cette tension oscillante entre l’attachement à la réalité et la construction discursive à l’échelle d’une communauté ou d’une société n’est pas nouvelle (et n’est pas nécessairement problématique). Elle est liée à une dialogique réalité-interprétation-appartenance qui a traversé toutes les époques et que les différents courants philosophiques ou la configuration même des forces socioculturelles du moment ont resignifiée.
Les sophistes de la Grèce antique, par exemple, inventent la rhétorique, une école discursive tombant parfois dans le spéculatif et l’illusoire, qui aura une influence significative sur la scène politique (dans le sophisme tout discours est vrai étant donné que le non-être n’existe pas et n’a donc pas accès au langage). La propagande politique, renforcée par l’expansion des Empires, sera attaquée au cours de chaque épisode majeur de révolution sociale par le biais de manœuvres conspiratrices – venant des secteurs influents (l’église, les francs-maçons et les ploutocraties) et dirigées vers les secteurs du pouvoir (prolétariat, élites, musulmans, etc.). Plus tard, les projets totalitaires du XXe siècle – parmi lesquels le capitalisme militant pourrait peut-être devenir un candidat de plus – ont transformé en armes les méthodes de répression de la vérité et de manipulations psychique et communicationnelle des masses, dans un contexte où l’attachement aux idéologies nationalistes constitue un fait central de cette époque (rappelons au passage le rôle crucial et le courage de personnalités comme Aleksandr Solzhenitsyn, Rosa Luxemburgo, Malcolm X, Annah Arendt, Rodolfo Walsh, etc. dans leurs sphères respectives pour dénoncer les appareils de répression). Plus près de nous, dans les années 1980, avec une massification croissante des médias, nous avons vu le déploiement de nouvelles projections idéologiques (régionales ou mondiales) qui continuent à exister aujourd’hui et qui ont été systématiquement accompagnées d’un militantisme communicationnel; parmi les principales il faut citer le courant néolibéral amorcé par le duo Reagan-Thatcher ; le courant islamiste wahhabite né en Arabie Saoudite et la révolution khomeyniste chiite d’Iran (le courant communiste est en train de s’éteindre avec l’effondrement de l’URSS). En lisant l’ouvrage historique du Français Jean-Marie Domenach1 sur la propagande, on se rend compte que cette dernière est aussi vieille que la politique elle-même.
Les exemples mentionnés brièvement ci-dessus suggèrent qu’au-delà du rapprochement quelque peu manichéen que nous propose le terme de post-vérité, il est en définitive plus enrichissant de comprendre les circonstances et leur itinéraire d’élaboration. Pour paraphraser McLuhan, le théoricien canadien de la communication quand il soutient que « le message c’est le médium » (1967), le medium aujourd’hui s’est transformé en un vaste écosystème reliant les foules, les minorités influentes et les réseaux médiatiques, dans lequel la manipulation des esprits et des volontés – quoique le système de massivité unidirectionnelle ait évolué, comme le signale l’argentin Luis Lazzaro2 – devient plus puissante et se transforme en un enjeu central. Les indicateurs de monopolisation et de contrôle médiatique indiquent une croissance3, ce qui a une conséquence directe sur les risques de « tyrannisation » de l’opinion publique4 et d’érosion des voix et des droits. Mais nous verrons plus tard que cette tendance est loin d’engendrer une expansion linéaire du « contrôle à distance » de l’opinion publique. Cette dernière évolue de manière indépendante avec des rétractations et des inerties ce qui limite aussi la concentration excessive du pouvoir à une sophistication de ses stratégies. Cela apparaît de manière évidente, par exemple, dans les initiatives récentes de référendums et nombreux sont les débats en Amérique latine à propos du retard de la « perception populaire » des avancées des projets progressistes. Mais nous y reviendrons plus loin.
Dans ce contexte, l’évènement déclencheur qui engendre une rupture dans le degré d’instrumentalisation de l’opinion publique commence par la croisade internationale que les néoconservateurs américains ont entreprise après les attentats du 11 septembre 2001. Profondément frappés alors qu’ils traînaient encore les ressentiments de leur défaite au Vietnam, les États-Unis s’engagent dans une guerre préventive en Irak dans le cadre d’un projet de remodelage du Moyen-Orient, tout cela camouflé sous une fabrication intelligente de l’ennemi. Dans les médias et dans les instances multilatérales, l’Irak est comme par hasard soupçonné d’avoir des armes de destruction massive (ce qui n’a jamais été démontré et que Wikileaks a ensuite aidé à comprendre). Ainsi s’installe le récit d’une menace d’un soi-disant « axe du mal », formé par l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord.
Ce projet impérial, surdimensionné et qui s’achève dans le fiasco actuel que nous connaissons, n’a pu se maintenir au niveau de l’opinion publique que par une instrumentalisation des grands médias (notamment la chaîne CNN) et une intense propagande communicationnelle. De fait, il a déclenché une profonde perplexité au sein de la société civile et de nombreuses théories du complot – diffusées entre autre par le Réseau Voltaire – se sont ajoutées à la pagaille et ont nourri la suspicion pointant vers les élites néoconservatrices. En fin de compte, bien que les États-Unis parviennent à justifier cette intervention à un moment où ils se trouvent à l’apogée de leur hyperpuissance géopolitique, il est essentiel de souligner que, depuis la guerre du Vietnam, le poids de l’opinion publique, même dans le cas de l’intervention de la Russie en Afghanistan à partir de l’année 1979, est devenu un des variables principales dans l’échec des conflits irréguliers auxquels sont mêlés les pays occidentaux. Au-delà des mensonges médiatiques, les sociétés des pays centraux tendent à percevoir le degré d’instrumentalisation. Ils deviennent plus sensibles aux pertes humaines et plus réticents aux interventions étrangères, exerçant ainsi, en dernière instance, une influence sur les décisions politiques et militaires. Une chose impensable à l’époque des guerres coloniales. Autrement dit, le développement des communications et la liberté de la presse, si préconisée par le prosélytisme occidental – et que le géopolitologue Zbigniew Brzeziński considérait comme un nouveau pilier de la politique étrangère des États-Unis au côté du thème des droits de l’homme – se sont paradoxalement retournés contre lui, notamment dans le domaine de l’action politico-militaire5 su le plan international. Ce n’est pas un détail mineur et il n’est que peu mentionné dans les analyses communicationnelles ou géopolitiques.
Cette distillation de « vérités idéologiques » par les élites des États-Unis au Moyen-Orient pour engendrer un nouveau modèle de relations internationales a fait couler beaucoup d’encre et continue à le faire. Pendant ce temps, au cours des quinze dernières années, toute une série de bouleversements ont eu lieu : la crise financière de 2007-2008 ; les révoltes arabes populaires de 2011; la crise de l’insécurité, directement liée aux erreurs commises par l’Occident en Afrique du Nord et au Moyen-Orient ; la croissance continue des pays (ré) émergents (la Chine, l’Inde), dans le contexte du développement de la connectivité mondiale et d’une série de problématiques transnationales sortant des cadres de régulation (migration forcée, réchauffement climatique, inégalités sociales, risques financiers, etc.). À la fin de la guerre froide, la planète était soi-disant en train de sortir des éléments perturbateurs du XXe siècle, à savoir le totalitarisme, le nationalisme et les grandes confrontations idéologiques. Fukuyama et Huntington n’avaient-ils pas élaboré un récit inflationnaire avec les thèses du choc des civilisations et une prévision de la fin de l’histoire ? Mais à l’aube du XXIe siècle, l’échiquier mondial se trouve paradoxalement dans une situation de nouvelles menaces et d’impuissance.
Sans aucun doute, ce panorama est devenu une autre source de perturbation des hypothèses installées par la rationalité moderne et la vie politique. De nouvelles perplexités émergent et il faut signaler par ailleurs que les modèles traditionnels de communication s’entrelacent avec ces problèmes, quand ils ne les amplifient pas. Sur la scène mondiale, comment permettre aujourd’hui une compréhension de la portée du réchauffement climatique par rapport au terrorisme international et aux grandes transformations géo-économiques ? Comment comprendre l’imbrication de la mondialisation et de la réapparition des nationalismes, comment discerner les événements capables de changer durablement les sociétés des mouvements sans grandes conséquences ? Au niveau national, comment comprendre les axes stratégiques qui orientent profondément le développement d’un pays au delà des spectacles politiques et électoraux ? La communication à tout prix est venue s’ajouter à ce que Noam Chomsky qualifie de fragmentation délibérée, fertile à la domination des médias. En effet, en cette période de perturbation, beaucoup interprètent ces tendances comme de nouvelles machinations ou comme des plans élaborés par les pouvoirs concentrés visant à provoquer le chaos. Nous savons que ces manœuvres ont toujours existé et existeront toujours. Mais un autre élément central est délibérément laissé de côté : l’absence de motifs face à l’incertitude et à la complexité croissante de la situation mondiale. Combien de fois regardons-nous ce qui se passe en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et aux États-Unis à travers les lunettes et parfois avec la nostalgie du XXe siècle ? Ou bien peut-être que, comme le chante Silvio Rodríguez avec beaucoup de talent «Nous connaissons trop bien le possible» ? Dans le cas des théâtres de conflit, cette situation est d’autant plus au premier plan que la recherche sur le terrain devient un outil central pour la connaissance fiable et rigoureuse. Soulignons ici qu’au fond, cette reconfiguration entre recherche de nouveaux outils d’interprétation et réalité toujours troublante et pleine de défi, crée de nos jours un climat irrationnel et écrasant.
En 2016, deux d’événements cristallisent l’entrée « officielle » dans la phase de ladite post-vérité : d’une part, l’organisation d’un référendum britannique qui enterre l’inclusion de la Grande-Bretagne dans l’Union européenne au moyen d’un processus électoral entaché de campagnes tendancieuses6 ; d’autre part, l’élection controversée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Ils font écho à d’autres processus qui ne sont pas directement liés mais sont semblables quant à la prépondérance du facteur émotionnel-médiatique. Nous les mentionnerons dans le désordre : au Brésil (procédure de destitution médiatique de la Présidente Dilma Roussef) ; aux Philippines (élection de Rodrigo Duterte basée sur un discours très offensif) ; en Hongrie (développement d’un référendum anti-migrant) ; en Turquie (manipulation des médias et purge de la société turque par le régime d’Erdoğan) ; en Ukraine (diabolisation de Vladímir Putin et offensive de la coalition occidentale contre la Russie) ; en Syrie (statu quo international et polarisation des opinions selon les lignes de propagande de chaque force impliquée) ; au Venezuela (stigmatisation du gouvernement de Chávez7 et tentatives de coup d’état de destitution) ; en Argentine (mensonge électoral et revanchisme antipopulaire du conservateur Mauricio Macri).
Dans bon nombre de ces cas, un des fils conducteurs se trouve dans l’irrationalisation croissante de la construction politique en faveur d’une expression exacerbée de la dimension émotionnelle et identitaire, phénomène que le géopolitologue Dominique Moïsi a tenté d’analyser il y a quelques années à l’échelle mondiale dans son livre Géopolitique des émotions (2009). Donald Trump, à l’instar de Ronald Reagan, s’inspire de la grammaire du cinéma de Hollywood – vecteur d’un manichéisme très approprié à la période de la guerre froide et s’adresse directement à ses électeurs en utilisant le langage du show de télévision et des réseaux sociaux, créant ainsi une véritable stratégie du chaos. Il confond la vision du public, en court-circuitant les médias traditionnels et fait appel aux émotions collectives, en particulier aux sentiments négatifs : la peur des migrants ; la haine envers l’establishment ou les appareils institutionnels ; le rejet des voix médiatiques dominantes, pointant habilement du doigt vers son adversaire politique et le diabolisant. Il utilise l’envie pour cristalliser l’électorat autour d’une identité blessée et le besoin de restaurer la grandeur des États-Unis.
Tous ces éléments, bien connus par les spécialistes de la propagande – parmi eux le russe Serge Tchakhotine, opposant des campagnes de propagande nazi dans les années 1940 et auteur du livre Le viol des foules par la propagande politique (1939), peuvent être comparés avec les différentes méthodes utilisées par Hitler et Goebbels dans le régime totalitaire nazi. Mais cette fois-ci – et c’est une nouveauté, en tout cas pour certains – il s’agit d’une période démocratique. La propagande totalitaire s’efforçait à créer une exacerbation de la peur et de la haine de l’autre, le ressentiment envers les responsables du déclin ou de la crise à travers la recherche de boucs émissaires. On prétendait en quelque sorte purifier la société, en stigmatisant et en effaçant les éléments perturbateurs (musulmans, migrants, marginaux, groupes ethniques), et en menaçant ceux qui entravait cette purification. Selon Serge Tchakhotine, un chef idéal d’un projet totalitaire est « celui chez qui l’intérêt social et la compréhension des aspirations et de la psychologie des individus composant les masses s’associent ». La force de Donald Trump est précisément d’avoir compris, malgré les réticences de son environnement proche, la psychologie des masses du peuple américain (et pas seulement le profil des élites des côtes Ouest et Est ou les minorités marginalisées). Il n’a pas hésité à disqualifier les médias officiels et à installer une voie soi-disant « alternative », en ayant recours à de fausses nouvelles et à des récits offensifs, négationnistes ou conspirateurs.
Comme nous le signalons, ces ingrédients sont loin de se circonscrire au périmètre particulier d’une nouvelle élite politique réactionnaire aux États-Unis. Dans le même temps, plusieurs expériences politiques, notamment en Amérique latine, nous montrent que l’approche émotionnelle des citoyens de son pays de la part d’un dirigeant politique peut être un vecteur favorable de resignification politique, de réduction des ressentiments ou de reconstruction de la majorité sociale8. Mais l’aspect « spoliant »de cette modalité tend à se diffuser aujourd’hui, avec moins d’intensité et avec d’autres orientations, tendances et nuances, sur plusieurs scénarios politiques, formant une nouvelle voie cognitive et communicationnelle, imbriqués (ou pas) dans les pratiques de construction politique. Il s’agit d’une modalité de caractère irrationnel, démagogique et réactionnaire, prenant ses arguments, en dernière instance, dans les échecs (réels ou inventés) des architectures politiques et économiques actuelles. En ce sens, il est bon de rappeler que l’environnement dans lequel nous sommes plongés aujourd’hui a graduellement inversé les relations perceptives entre inclus et exclus, entre l’humiliants et l’humiliés. Même si les techniques de dissimulation sont devenues plus sophistiquées, les inégalités sociales, le mode de vie des hyper-riches, les simulacres de gestion collective des affaires mondiales, etc., sont plus que jamais auparavant étalés avec ostentation. En définitive, le roi est (plus) nu, et cette image « pornographique » pour ainsi dire contribue à renforcer la fuite vers des positions défensives et vers de nouvelles contentions psychologiques (en particulier dans les classes moyennes éduquées et formées9). Cela alimente également l’avancée des approches sécuritaires et punitivistes, en sens contraire aux approches transformatrices que de nombreux acteurs de la société civile proposent de l’autre côté.
Dans ce contexte, il est vrai que la notion de guerre hybride (ou de guerre de 4e génération), inséparable de la dimension communicationnelle, est devenue une réalité et peut s’avérer utile pour caractériser les barrières médiatiques. Les batailles informationnelles ont déjà été intégrées aux confrontations financières, industrielles ou militaires, non seulement dans l’arsenal des principales puissances, mais aussi de tous les participants des guerres, aujourd’hui transformées essentiellement en guerres irrégulières (asymétriques). Les concepts de « sécurité cognitive » surgissent dans le domaine de l’entreprise ou dans les doctrines de défense. La fabrication de l’ennemi, une constante dans l’histoire du conflit, a été particulièrement perverse à l’échelle planétaire avec l’offensive en Irak à partie de 2002. Précisément, cette offensive, dont les effets se sont répandus en Syrie et ailleurs, a contribué à mettre en évidence le contraste entre l’improvisation d’un changement de régime et la manipulation des différents échelons des institutions internationales. En deuxième lieu, elle a provoqué une défaite politique qui a encouragé une contre-propagande de la part de tous les participants et adversaires, parmi lesquels l’État islamique (dont le pouvoir communicationnel est bien supérieur à son pouvoir militaire et qui a évolué vers un mouvement révolutionnaire10). Par ailleurs, Dmitri Kiselev, le directeur de la nouvelle Agence gouvernementale russe Rossiya Segodnya, n’annonçait-il pas en 2014 sa rébellion contre l’objectivité de l’Ouest et la réponse russe : « La CNN est-elle objective ? Non. La BBC est-elle objective ? Non. L’objectivité est un mythe qui nous a été proposé et imposé11».
Toutefois, cette même notion de guerre informationnelle nous permet difficilement d’aborder les entrailles plus subtiles de ces nouveaux modèles cognitifs que l’on retrouve également à l’intérieur des organismes sociaux. La notion de vérité et d’ordre spirituel et informationnel qui la nourrit est finalement un bien individuel et collectif, non absolu et dynamique, qui est fondé sur un ensemble de constructions rationnelles et irrationnelles, socioculturelles et politiques. Il est vrai que les murs médiatiques suivent encore clairement les frontières existant entre les intérêts et les puissances de l’échiquier géopolitique. Mais comme nous l’avons dit ci-dessus, les murs mentaux ou cognitifs ne correspondent pas nécessairement de manière linéaire à ces frontières. Plusieurs facteurs contribuent à cela. La propagation du pouvoir médiatique en est un. La crise de confiance envers les médias traditionnels en est un autre. Ce que certains analystes décrivent comme une revanche des passions et de l’histoire face au carcan de l’ordre passé constitue un autre de ces facteurs.
À cet égard, nous notons que se consolide d’une part une tendance à la polarisation et à la radicalisation des positions, en particulier aux extrémités du spectre politique, qui cohabite souvent avec un relativisme culturel, voire un négationnisme, qui s’est prononcé sur presque toutes les questions importantes de l’agenda international. Certains communautarismes et sectarismes augmentent à mesure qu’apparaissent des déstabilisations sociales ou des facteurs d’insécurité. Le sociologue Boaventura de Sousa Santos associe une partie de ce phénomène à la montée d’un « néo-fascisme social » par rapport à une séquestration de la démocratie. Par ailleurs, se manifeste une sorte de recherche d’une autre rationalité, de renoncement à faire face à une interprétation plus complexe et inachevée de la réalité, ou à tolérer différents angles de critique et d’analyse, dans un contexte de saturation informationnelle et de relativisme des sources d’information12. Là aussi nous retrouvons un facteur identitaire qui agit comme un mécanisme ségrégatif. Tout cela contribue à générer une sorte de rétrécissement des récits, un repli dans le domaine des certitudes idéologiques ou des croyances, remplaçant l’attitude maïeutique par le doute systématique, le jugement d’intention ou la catégorisation tranchante.
En illustration de tout cela, les producteurs de théories du complot, de rumeurs, de fausses nouvelles et autres méthodes de désinformation, ont actuellement le vent en poupe. Face à l’affaiblissement relatif des sources hégémoniques, ces éléments constituent aujourd’hui un écosystème et un créneau consolidé : le groupe lié à InfoWars13, pour en citer un, identifié comme une source majeure de manipulation à l’échelle mondiale, réalise un chiffre d’affaires annuel estimé à environ 10 millions de dollars. Le chercheur américain Kate Starbird14 identifie un écosystème des 188 médias suite à une étude de 3 ans sur les flux de désinformation liés à différents thèmes de l’agenda public. Il ressort de cette analyse que n’importe quel événement sociopolitique d’une ampleur significative, y compris évidemment les processus électoraux, sont le terreau de manœuvres d’influence et de tergiversations. Plus précisément, nous constatons que l’élargissement à ce type de sources d’information a un effet de précarisation cognitive similaire à ceux qui se développent dans les sociétés qui cohabitent avec des monopoles médiatiques puissants : la diversité apparente des sources masque une nivellation uniformisante du récit; les modèles de rationalité s’appauvrissent ou se stigmatisent au lieu de devenir plus complexes, donnant lieu à une méfiance sélective envers telle ou telle cible expiatoire; ce déluge de données et cette « info-obésité » régnante sont démultipliés par les réseaux numériques ; dans certaines circonstances, ils peuvent provoquer des coups médiatiques15 ou altérer gravement les axes du débat public.
À cet égard, les exemples du Venezuela, de la Syrie ou de l’Ukraine sont éloquents. Dans le premier cas, comme dans d’autres pays touchés par des formes de populisme « positif », la dissonance cognitive engendrée par la diabolisation constante du gouvernement vénézuélien de la part de l’opposition politique et de ses alliés, empêche une bonne partie de la société mondiale (y compris les sympathisants de gauche) de comprendre l’épaisseur politique et la situation conflictuelle de ce pays. On voit surgir, par exemple, une incompatibilité de raisonnement entre les formes de coopération du Venezuela avec l’Iran ou avec la Russie, les innovations constitutionnelles et le soutien populaire du processus / gouvernement/ vénézuélien. Un argument peut devenir une raison d’anéantir et de hiérarchiser tous les autres. Dans le cas du conflit syrien, c’est la propagande d’auto-victimisation du régime syrien alaouite (face à une coalition internationale et à l’opposition islamiste non alaouite) qui crée une barrière perceptive pour tout un secteur de sympathisants non-interventionnistes, anti-impérialistes et anti-sionistes, tant à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. Cette barrière empêche de comprendre que le régime syrien a réprimé une véritable révolte populaire qui a eu lieu en 2011 et a été la première cause de victimes dans ce conflit. De l’extérieur, autant les arguments géopolitiques (colonisation pour le pétrole ou le gaz, invasion impériale, alliances ambigus autour du trafic d’armes, etc.) que les arguments religieux ou identitaires hiérarchisent la perception et cela depuis un niveau intellectuel élevé jusqu’aux bases sociales et militantes. Et nous pourrions continuer à énumérer ainsi d’autres problèmes de même type.
En dehors de la première rangée de barrières provoquant une distorsion installée par les forces impliquées dans ces scénarios, d’autres barrières peuvent rapidement apparaître – identitaires, conceptuelles ou sectaires. Elles neutralisent l’épaisseur du raisonnement et peuvent même devenir fonctionnelles des principales stratégies de dissimulation. Nous précisons qu’il ne s’agit pas ici de condamner une pensée différente ou alternative, ou de se vanter d’un point de vue supérieur ou d’avant-garde. Il s’agit plutôt d’un bref exercice autocritique, nécessaire pour mettre en évidence une nouvelle zone de contradictions dans laquelle, que nous le voulions ou non, nous sommes déjà submergés et contre laquelle nous allons devoir lutter pendant un certain temps. « Le problème n’est pas la vérité mais les croyances » disait le théoricien de l’information Heinz Von Foerster dans les années 1990. Nous ajoutons à cette maxime que la problématique actuelle est l’éclosion de nouvelles relations avec la réalité et surtout le risque de voir une instrumentalisation politique de la soif de sens, des outils d’interprétation et des croyances qui n’hésite pas à recourir à la manipulation des pulsions humaines les plus élémentaires qu’Ivan Pavlov avait révélées en son temps.
En fin de compte, la promesse d’une connectivité mondiale, qui annonçait une voie plus dégagée vers une compréhension objective, dés-idéologisée et intégrant la complexité politique, reste à voir. Aujourd’hui, nous sommes témoins du fait que le boom planétaire de l’hyper connectivité va continuer à se développer et à amplifier les lignes existantes de fragmentation ou de polarisation. Ceci est accru par une sorte de flambée irrationnelle et identitaire de migration vers les zones sûres de repli cognitif. Tout indique que ce mouvement de spéculation narrative continuera à nous traverser et se développera dans le futur. Grand témoin du XXe siècle, le philosophe Edgar Morin souligne que « on ne pourra jamais refonder la politique en faisant l’économie d’une compréhension et d’une repensée ». Nous adhérons à cette approche et en quelque sorte, la situation actuelle nous met face à nos vulnérabilités et à nos renonciations : laisser les atavismes éthiques, perceptifs et conceptuels, pour aborder un monde en pleine ébullition. Plusieurs acteurs et initiatives se sont déjà mobilisés à cet égard. Il est nécessaire de les renforcer.
- Domenach, Jean-Marie, La propagande politique, Presse universitaire de France, 1950.
- Lazzaro, Luis, Hegemonía simbólica, el nuevo orden de la dominación global, 2017.
- Classement mondial de la liberté de la presse 2016, Reporters sans frontières.
- Tocqueville, Alexis de, De la démocratie en Amérique, 1830.
- Chaliand, Gérard, Pourquoi perd-on la guerre : un nouvel art occidental, Odile Jacob, 2016.
- La manipulación de los medios en su cobertura de las elecciones británicas, Vicenç Navarro.
- Ignacio Ramonet, entre autres, est un témoin direct de cette stigmatisation clivante en Europe.
- Laclau, Ernesto, La razón populista, Fondo de Cultura económica de Argentina, 2005.
- Théories du complot. Notre société est-elle devenue parano?, revue Sciences Humaines, janvier 2017.
- Chaliand, Gérard, Terrorisme et politique, CNRS, 2016.
- https://twitter.com/themoscownews/status/411105966336114688
- Peltier, Marie, L’ère du complotisme, la maladie d’une société fracturée, 2016.
- http://www.conspiracywatch.info/la-petite-entreprise-d-alex-jones-ne-connait-pas-la-crise_a1051.html
- Starbird, Kate, Information Wars: A Window into the Alternative Media Ecosystem, 2017.
- En novembre 2016, l’élection de Donald Trump a été perturbée par plusieurs campagnes (divulgation de courriels de la DNC, rumeurs sur les secteurs financiers proches d’Hillary Clinton, etc.); idem pour l’élection d’Emmanuel Macron en France, qui a bénéficié d’un large soutien des médias hégémoniques avec l’interférence d’une contre-campagne #MacronLeaks orchestrée, selon différentes sources, depuis la Russie http://www.slate.fr/story/145221/le-macronleaks-est-une-fakenews).