Résumé de la thématique n°4 du Forum mondial d’économie sociale et solidaire (Dakar, 2023).
Louée et mentionnée à profusion, l’économie numérique a désormais conquis une place centrale dans les discours et les modalités d’échange contemporaines. C’est un fait. Par évolutions successives depuis 1970, l’ensemble de l’économie mondiale s’est réorganisée autour du micro-processeur et de l’Internet. Avec environ 5 000 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, les multiples filières qui composent l’informatique sont non seulement devenues la première industrie mondiale (autour de l’année 2010), mais aussi celles dont dépendent toutes les autres, y compris bon nombre d’activités économiques et culturelles.
Nouvelle révolution industrielle s’il en est, celle-ci poursuit son train d’innovation à un rythme aussi soutenu qu’inédit si on la compare aux deux précédentes révolutions industrielles. Elle a dessiné les contours d’une nouvelle matrice économique dans laquelle les principes de conception, de relation, d’intégration produit-service et de concurrence monopolistique constituent de nouveaux pivots organisateurs. Sa poussée entre en collision avec un paysage socioculturel peu préparé pour appréhender un tel phénomène. Les postures apologétiques ou technophiles font miroir au rejet ou au scepticisme, sans compter la composante idéologique qui travaille en permanence autour des nouvelles technologies de l’information et de la communication. D’où la relative difficulté à saisir les tenants et les aboutissants d’un concept aussi diffus que l’économie numérique dont les fondements théoriques et les modèles n’ont pas encore été posés.
À cet égard, un certain réalisme s’impose. L’impact de l’informatisation sur l’économie contemporaine et sur le tissu de l’économie sociale et solidaire est considérable. L’une de ses plus puissantes dynamiques de changement a trait à la désarticulation des territoires et à la compétition. La main d’œuvre productive, de plus en plus assistée et automatisée, déplace son activité vers le domaine de la conception et des tâches réflexives, elles aussi assistées par les ressources informatiques disponibles en réseau (mémorisation, traitement, stockage, commande de machines, communication, etc). L’économie sociale prend part à cette transformation. En parallèle, l’information et le réseau ont allongé les chaînes de production de biens et de services à l’échelle globale. L’activité productive et servicielle devient plus communicante, reliée au monde extérieur avec lequel elle interagit plus fluidement. La grande usine, ancrée dans un territoire, cohabite voire cède le pas à de petites unités décentralisées susceptibles de coordonner une filière entière ou d’intégrer un ensemble interopérable d’acteurs productifs.
Comme l’illustre le niveau de capitalisation boursière des licornes numériques, l’intensité capitalistique s’est concentrée en amont de la phase de production avec des logiques de rendement d’échelle croissants. Ce type de rendements d’échelle renverse l’économie classique fondée sur des rendements d’échelle décroissants. Le régime naturel de l’économie informatisée n’est donc plus celui de la concurrence parfaite, mais davantage celui de la concurrence monopolistique. Les monopoles et la prédation y occupent une place déterminante. La prédation est pratiquée en exploitant l’aspect dual et opaque de l’informatique (capture discrétionnaire des données), mais aussi en poursuivant la conquête d’un monopole ou de sa préservation abusive par des moyens légaux ou illégaux. Cette évolution n’est pas exclusive aux entreprises dites du « numérique ». Elle concerne également toutes les activités productives et servicielles à mesure de leur degré d’informatisation.
En conséquence, l’économie contemporaine tend à devenir à la fois hypercompétitive, monopolistique, prédatrice, mais aussi relationnelle, communicante et propice à la montée des compétences. L’économie sociale et solidaire, dans sa dimension d’économie politique attachée aux besoins humains, se trouve interpellée par cette dynamique. Il lui faut s’adapter et mettre à jour son projet dans la perspective de préserver les cohérences sociales et transversales nécessaires aux équilibres territoriaux.
Pour cela, l’agenda de l’économie sociale est susceptible d’agir sur trois leviers.
- 1. Mieux territorialiser les ressources numériques, autrement dit mailler les acteurs numériques locaux d’un territoire avec ceux de l’ESS (logiciels, connectivité, pôle d’échange et d’innovation, valorisation des données, etc.).
- 2. Développer l’outillage méthodologique, autrement dit l’intelligence collective transférée vers le logiciel qui à son tour assiste et augmente les diverses dimensions de l’organisation en réseau, le logiciel libre se prêtant particulièrement bien à cet enrichissement.
- 3. Contrer l’agenda de prédation et de dépendance généré par les acteurs monopolistiques du numérique. Devant un agenda conquérant qui s’affiche comme fournisseur de solutions efficaces et durables pour établir des dépendances, l’ESS a intérêt à promouvoir activement des usages favorisant la transparence, l’innovation (éventuellement sous monopole “encadré”), la souveraineté des données, mais aussi l’efficacité.