Le nord de la Patagonie est en feu depuis la mi-janvier 2025. À ce jour, les incendies autour de la localité de El Bolsón dans la province argentine de Río Negro sont désormais maîtrisés. Tandis que d’autres foyers se propagent ou restent actifs, les autorités publiques continuent à sous-estimer la guerre hybride menée en Patagonie.
Une réaction exemplaire face aux incendies
L’alerte est donnée le mercredi 30 janvier à El Bolsón vers 16 heures de l’après-midi. Le temps est ensoleillé, avec un fort vent d’est. Trois feux de forêt sont détectés et se propagent de la localité du Cajón Azul, El Mallín Ahogado, une localité située au nord de la ville de El Bolsón. De passage sur un site proche, je suis évacué en compagnie des autres familles qui font étape au même endroit. L’opération d’évacuation, menée par les pompiers, les civils et la police, est irréprochable. Près de 1.000 personnes seront déplacées vers le centre de la ville de El Bolsón. En quatre jours, une centaine de maisons seront rasées par les flammes. Une seule personne perdra la vie après avoir décidé de son propre chef de combattre les flammes qui encerclaient son domicile.
Le combat contre le feu s’est rapidement transformé en fourmillement de véhicules de pompiers, d’avions anti-incendie, de camions citerne, d’ambulances et d’actions logistiques diverses et variées. Force est de constater que la population locale est préparée à combattre les flammes. Les voisins s’entraident activement, aux côtés des agents de l’État et de l’armée, illustration de l’esprit de solidarité qui anime cette communauté.
Carlos Banacloy, coordinateur du Service de Prévention et de Lutte contre les Incendies de Forêt (SPLIF) et Ministre de l’économie et de la production de la province de Río Negro, a la gentillesse de me recevoir dans ses locaux le dimanche 2 février. Ce service a vu le jour il y a trente ans pour faire face au risque d’incendie forestier. Il regroupe les autorités, les pompiers, les services de l’État, les entreprises et les volontaires civils. Outre l’observation satellitaire, le SPLIF dispose de son propre réseau de surveillance des forêts. L’initiative a contribué à mettre en place une véritable « intelligence territoriale » pour contenir la menace. Son schéma a d’ailleurs été reproduit dans d’autres villes de Patagonie. Le 5 février, le même fonctionnaire a dressé un bilan opérationnel des manœuvres effectuées sur El Bolsón.
Hémorragie émotionnelle
Tout incident de cette nature génère inévitablement une vague psychoémotionnelle. Le jour même de l’alerte, la rumeur sur l’intentionnalité des incendies circulait déjà à bas bruit. Le fait fut validé officiellement le lendemain par les autorités. Les gouverneurs de Río Negro et de Chubut, ainsi que le maire de El Bolsón, firent rapidement une déclaration. L’intentionnalité criminelle amplifie aussitôt les accusations et la recherche de boucs émissaires : indigènes mapuches, spéculateurs immobiliers, mafias municipales ou provinciales, groupes de délinquant, etc. Un ancien ministre de la santé, Jorge Rachid, membre du collectif qui se rend depuis Buenos Aires à l’estancia du millionnaire anglais Joe Lewis dans le secteur de El Foyel (Lago Escondido) fait par exemple allusion à la responsabilité du magnat et de ses supposés « mercenaires » dans le déclenchement du sinistre.
Les médias locaux ne reflètent que partiellement cette réalité. Ceux-ci diffusent des informations importantes au vu des opérations en marche. Par devoir de conformité aux faits, ils ne lèvent cependant guère les yeux sur la réalité conflictuelle de la Patagonie. À certains égards, la population fait pourtant preuve d’une appréhension des faits et de leur dynamique historique.
Le 4 février, le leader de la Résistance Ancestrale Mapuche (RAM), Facundo Jones Huala, revendiquera publiquement la responsabilité des incendies dans la province de Chubut, situé un peu plus au sud de El Bolsón. À la mi-janvier 2025, un groupe pro-mapuche avait été expulsé de la réserve de Los Alerces (province de Chubut) après quatre ans d’une occupation irrégulière de cet espace. Facundo Jones Huala parle alors un projet de « sabotage contre les infrastructures du système capitaliste, des transnationales et des propriétaires terriens ». Il appelle à la lutte armée. En représailles, la RAM est cataloguée comme une organisation terroriste par le ministère national de la sécurité. Le lendemain, d’autres incendies sont revendiqués par la même organisation dans la province de Chubut. Au nord de El Bolsón, à El Foyel, d’autres incendies relèvent de phénomènes naturels.
Au total, en ce début d’année 2025, la variété d’incendies échellonnés du Nord au Sud, depuis le parc Lanín (province de Neuquén), Nahuel Huapi et El Bolsón (province de Río Negro), Epuyén, Atilio Viglione et El Pedregoso (province de Chubut) ont affecté plus de 25.000 hectares de forêt et de surface urbanisée.
Une guerre de cinquième génération en Patagonie
Deux détours conceptuels sont nécessaires pour saisir ce panorama conflictuel. En premier lieu, les incendies font partie d’une trame plus large qui n’est pas réductible à une simple action isolée. Deuxièmement, les incidents sont imbriqués dans une situation de conflit furtif, présent sur le territoire national (et même régional), héritée des conflits historiques entre l’Argentine et les puissances rivales.
La Patagonie fait en effet partie d’un territoire national en conflit multidimensionnel avec le Royaume-Uni à la suite de la guerre des Malouines (ou guerre de l’Atlantique Sud). Elle est située dans une aire stratégique des flux maritimes, à savoir le passage interocéanique entre l’Atlantique et le Pacifique, en plus de sa proximité avec l’Antarctique.
Après l’affrontement militaire de 1982 entre les deux puissances, le conflit a muté en une guerre à la fois plus sourde et sophistiquée, connue sous le nom de « guerre de cinquième génération ». Cette dernière relève d’une confrontation élargie, déployée dans tous les domaines sociétaux. Elle a cessé d’être un conflit militaire pour épouser les contours d’une domination exercée cette fois au sein même de la société et des élites argentines. Cette offensive a emprunté des moyens politiques, culturels, cognitifs, informationnels et économiques.
La visée de cette guerre a également évolué vis-à-vis de sa situation initiale. Il ne s’agit plus de vaincre militairement un adversaire et d’occuper physiquement les îles Malouines et leur espace maritime. Il s’agit de conserver un avantage stratégique en vassalisant la société argentine et en pénétrant sa classe dirigeante. Le Royaume-Uni est probablement la puissance qui maîtrise le mieux cet art de la guerre indirecte et irrégulière dans le cadre du concept de political warfare, formalisé par le nord-américain George Kennan en 1948, précisément à partir de l’expérience britannique. Un nouveau cap lui a été donné dans le cadre des orientations Global Britain in a Competitive Age, formalisées en 2020.
Les quatre modalités de guerre furtive en Argentine
Quatre axes offensifs se sont développés de 1982 à aujourd’hui.
- La promotion d’un agenda séparatiste et perturbateur, en particulier dans les zones frontalières. Les noyaux « néo-mapuches » (RAM, CAM, WAM, RML), y compris certaines dotées d’organisations basées au Royaume-Uni, sont directement impliqués dans cet agenda en Patagonie. Le Chili, tout en les combattant, leur apporte un soutien indirect afin d’éviter toute confrontation frontale avec son voisin. Plusieurs ONGs argentines, dont le CELS et Amnesty International, bénéficiant du soutien économique de Londres et de Washington, travaillent dans ce sens. Le CELS en Argentine reste un défenseur juridique de la RAM sous le couvert de la protection des droits de l’homme et des peuples indigènes. Leur avocate, Elisabeth Alcorta, est membre de l’ONG et fut Ministre de la femme durant le gouvernement du péroniste Alberto Fernández. C’est également le cas des ethnies Aymara dans le nord et des Washeks dans la province du Chaco. La Bolivie et le Chili connaissent un contexte similaire à leur frontière avec le cas des indigènes Aymara. Cet agenda, mené par des minorités radicalisées, consiste à vandaliser, à réclamer et occuper des territoires, à provoquer les forces de sécurité, à fomenter des processus insurrectionnels et générer des tensions sociales. Les incendies criminels alimentent cette stratégie.
- Le développement d’une ingénierie culturelle et politique favorable aux intérêts extérieurs : la modification du récit historique argentin et la dépendance idéologique à l’égard de modèles alternatifs constituent un autre aspect de l’action cognitive à long terme. Le révisionnisme sur le rôle historique de Julio Argentino Roca dans l’intégration de la Patagonie (Campagne du désert), le récit du « génocide » des peuples indigènes ou encore le wokisme en sont des éléments. Ceux-ci sont visibles concrètement dans le paysage de la Patagonie. On les retrouve sur les marchés d’artisans, les librairies, les travaux d’écrivains locaux (Osvaldo Bayer, Ernesto Maggiori, etc.). D’autres éléments symboliques y participent, comme par exemple le déboulonnage des statues de Julio Roca ou d’autres figures nationales qui sont marqués au fer rouge. Ils transparaissent également dans la production scientifique du Conseil national de la recherche scientifique et technique (CONICET). Cet agenda permet de déconstruire le récit national, d’installer une histoire détournée, de fragmenter les opinions et de remodeler les perceptions locales. Le slogan de « l’indépendance de la Patagonie » qui circula juste après l’élection de Javier Milei rappelle que cette fragmentation politique est tout près de la surface politique et qu’elle a des appuis internationaux.
- La conservation de l’environnement, promue mondialement depuis les années 1950 par les réseaux malthusianistes et eugénistes ; cette démarche vise à freiner le développement de la Patagonie et des zones d’exploitation des ressources propices à la croissance du pays. À l’instar de l’Amazonie brésilienne, la limitation du développement est fonctionnelle à tout projet d’internationalisation externe et de subordination territoriale, sans qu’il soit nécessaire d’occuper physiquement l’espace géographique. Différents groupes environnementaux en Patagonie sont ainsi soutenus par des fondations européennes afin d’encourager l’occupation du terrain et la poussée par le bas des demandes sociales.
- L’érosion de la capacité défensive de l’armée et de la société : depuis l’année 1982, date de la confrontation des Malouines, les forces armées argentines ont été remises en question dans le cadre de la lutte contre « l’État génocidaire et répressif » cristallisé dans la dictature de 1976-1983. La création d’un cadre juridique et cognitif, exacerbant la responsabilité civile de l’armée, a constitué une arme utilisée par les ex-guérilleros communistes et le Royaume-Uni, aux côtés de leurs alliés, pour mettre à bas l’appareil sécuritaire du pays.
On pourrait y ajouter l’axe économique, essentiel pour comprendre la position géoéconomique actuelle de l’Argentine. Chacun de ces éléments, pris séparément, est susceptible d’apparaître comme une dynamique isolée, indépendante des autres. Elles peuvent même sembler légitimes aux yeux de la société. C’est précisément l’effet recherché par cette guerre furtive et enfouie : s’immiscer au sein de la société, se fondre dans sa physiologie et acquérir un statut de naturalité. Sur le fond, ces axes imbriqués forment la trame d’une guerre de cinquième génération qui demeure invisible et inconnue de la société. Elle est menée sur le long terme (30-40 ans et plus).
Un tel agenda ne doit pas être un motif pour nourrir une quelconque ambition autoritaire ou un néo-conservatisme national. Sa compréhension vise surtout à poser les bases d’une pacification sociale et un nouvel engagement dans la réalité objective. Tourner le dos à cette réalité conflictuelle revient en définitive à aider son rival pour atteindre ses objectifs offensifs.
On notera que certains points de cet agenda ont été freinés. L’exploration des ressources offshore a été autorisée dans l’espace maritime atlantique, malgré les lobbies environnementales et anti-extractivistes. La demande de sanctuarisation du volcan Lanin, proposé pour être inscrit en territoire sacré de l’ethnie mapuche, a été refoulée par la justice en 2022. Enfin, certaines terres possédées par l’armée n’ont finalement pas été transférées à des groupes exprimant des revendications territoriales indigènes.
Sortir des excuses et des dépendances
On pourra s’étonner de la paralysie stratégique qui se manifeste encore plus de quarante ans après le conflit initial qui a marqué un tournant dans cette démarche offensive.
Désigner verbalement des ennemis ou agir de manière sectorielle et linéaire, comme le pratiquent fréquemment les institutions en charge de la sécurité, n’aboutit qu’à des résultats médiocres et anachroniques. Contrer une guerre de ce type devrait en théorie s’effectuer sur un terrain similaire. Il s’agit donc avant tout de la comprendre et de la modéliser, dans le but de l’endiguer, sachant que l’adversaire ne pourra être anéanti et qu’elle requiert une action intégrée et soutenue dans la durée.
L’absence de guerre cinétique ne veut pas dire pas qu’il n’existe pas de projet belliqueux. L’Argentine est bel et bien traversée par un état de guerre non militaire, nourri du nouveau paysage conflictuel qui s’est développé depuis les années 1990. Le pays est un laboratoire de political warfare au niveau international. Ses modalités offensives ont été mises à jour dans la doctrine de défense du Royaume-Uni en 2020.
Les incendies offrent un sujet potentiel pour promouvoir une intelligence collective sur cette conflictualité. Ceux-ci sont récurrents. L’opinion publique subodore le double-fond de cette matrice conflictuelle. Il appartient donc aux citoyens et aux autorités de repenser le niveau des réponses dans une Patagonie qui n’a pas cessé d’être « rebelle » comme le soulignait le feu écrivain Osvaldo Bayer.