(Contribution au Dictionnaire de la gouvernance mondiale, édité en espagnol (Tiempo argentino) et en français (Nubis) en 2014 et 2015).
Dernier avatar de la révolution informationnelle ? Nouvel horizon pour nos espaces de socialisation et l’action politique ? Résurgence d’une forme d’organisation venue de l’aube des temps ? Le fait est que les réseaux sociaux ont mondialement explosé grâce au formidable bond en avant impulsé par la généralisation d’Internet et des technologies de l’information. Leur popularité, tant dans la vie individuelle que dans la sphère des organisations sociales, reflètent des évolutions profondes dans les pratiques de la communication, les rapports sociaux et les modes d’organisation collective. S’il faut éviter d’idéaliser la montée en puissance d’un tel phénomène et s’obliger à une lecture critique de sa portée réelle, on peut d’ores et déjà en souligner son puissant potentiel émancipateur, plus propice à nous projeter dans un « siècle de diversité des réseaux » évoqué par le physicien Fritjof Capra au milieu des années 1990, que dans un scénario totalitaire comme celui décrit par Georges Orwell dans son roman 1984 – même si le premier est loin d’être exempt des dérives autoritaires et policières avancées par le second.
Selon l’Union Internationale des Télécommunications, presque un quart de la population mondiale est entré au cours de la première décennie du XXIe siècle dans l’univers des réseaux sociaux sur Internet. Leur popularité est largement stimulée par la poussée phénoménale de la téléphonie mobile – environ 7 milliards d’abonnés en 2014, qui continueront de multiplier d’autant plus les portes d’accès vers les médias sociaux. En dix ans seulement, l’accès massif aux technologies de l’information a fait naître une constellation d’une trentaine de réseaux sociaux grand public, gravitant autour de différentes thématiques, fonctionnalités et préférences géoculturelles. Facebook s’est hissé par exemple en haut du palmarès dans pas moins de 127 pays, alors que Orkut au Brésil, V Kontakte en Russie, QZone et Weibo en Chine, restent les plus populaires, totalisant à eux quatre plus d’un milliard d’utilisateurs. De fait, c’est globalement dans les pays émergents que la participation aux réseaux sociaux sur Internet s’exprime le plus fortement : entre 80% et 100% des internautes latino-américains, chinois, russes et indiens sont en effet connectés sur différentes plates-formes de réseautage social. Cela illustre en partie comment l’appropriation des réseaux sociaux est liée au dynamisme du capital social et culturel de leurs adeptes, plus encore que de leur rang social ou économique – même si là encore les inégalités sociales affectent largement la distribution des « ressources relationnelles » dont chacun dispose. Dans les situations de crise socio-économique, on constate par ailleurs un investissement majeur, en temps et parfois en dépenses, dans l’accès et l’utilisation des relations dans la sphère digitale.
Mais au-delà de la propagation galopante des outils technologiques et de ces nouvelles sociabilités en réseau, il faut surtout tenter de saisir leur contribution dans l’évolution des rapports sociaux et des transformations du monde, à l’heure où la technologie s’est insérée dans l’ensemble de la vie économique et sociale et dans les rapports de force qui la régissent. Après tout, la prodigieuse montée de la connectivité globale a raccourci d’autant plus la distance entre les modes de communication et l’évolution des cadres d’identité, de compréhension du monde, de construction du pouvoir et de l’action collective en général. Il est devenu évident, pour bâtir une nouvelle gouvernance mondiale, que cette situation d’interdépendance dans le champ de l’information et de la communication, exige de nouveaux référentiels éthiques et de nouvelles régulations. C’est ce qui avait poussé le cyberactiviste américain John Perry Barlow, dès le début de l’aventure d’Internet en 1996, à lancer le premier jet d’une Déclaration d’indépendance du cyberespace, dont les termes soulignaient déjà les liens entre pouvoir, développement des sciences et de l’industrie, droit et éthique individuels et collectifs.
Or, on voit bien à l’heure actuelle, même si la structure transnationale et décentralisée des réseaux sur Internet donne lieu à des mécanismes d’autorégulation, comment leur décalage avec la réalité westphalienne du monde peut laisser la porte ouverte à des stratégies nationale de contrôle, de monopolisation ou d’instrumentalisation à des fins politiques ou économiques particulières. Le sociologue Manuel Castells en résume bien les enjeux lorsqu’il rappelle que « l’ère de l’information et les nouvelles technologies, comme toute transformation sociale, ne déterminent pas une seule et unique direction à l’histoire humaine. Mais elles changent si profondément les règles du jeu, qu’il nous appartient d’apprendre collectivement à vivre dans cette nouvelle réalité et faire en sorte de ne pas subir individuellement le contrôle d’une minorité qui détient les rênes des sources du savoir et de ce nouveau pouvoir ». Comme l’ont affirmé le Sommet de l’information de Genève en 2003 et le Groupe de travail sur la gouvernance de l’Internet, les réseaux sociaux et Internet s’inscrivent désormais dans la lignée des biens et des « ressources publiques mondiales ». Mais il est clair que la bataille ne fait que commencer pour faire reposer effectivement les réseaux digitaux sur des rapports de force équilibrés et des régimes de gouvernance aptes à combiner nouvelles références éthiques individuelles et collectives, respect et protection des droits – dont beaucoup restent à définir dans le domaine digital, principes de transparence, de démocratie et de justice sociale.
C’est justement autour du pouvoir social, de la capacité d’action citoyenne et d’intelligence collective que se situe l’apport significatif, mais ô combien fragile et équivoque, des réseaux sociaux. Ceux-ci contribuent déjà significativement à élargir les modes de gestion et de délibération collective dans des domaines aussi divers que l’action humanitaire et sanitaire, la paix et la sécurité, l’agriculture, la citoyenneté locale, la communication et l’éducation. L’émergence d’une société en réseau, dans ces différentes domaines, est en train de stimuler de nouvelles formes de liens horizontaux, plus ou moins articulés au niveau global, sans suivre nécessairement les contours des structures sociales existantes. Dans les nouveaux mouvements populaires nés à partir de 2008 dans les pays occidentaux et dans le monde arabe, on a vu comment les réseaux sociaux ont contribué à amplifier le sentiment d’indignation et les appels à mobilisation. Ils ont permis aux citoyens de s’affranchir de la médiation des structures politiques traditionnelles, pour identifier des buts communs, surmonter le sentiment de peur, construire des formes de solidarité et organiser des actions politiques comme prolongement concret des liens établis sur la scène virtuelle. Ce mode de communication par capillarité, instantanée et horizontale, s’est exprimé également à l’échelle mondiale lors de multiples campagnes présidentielles, dans les mobilisations citoyennes autour du Sommet de la Terre Rio+20, et de toute sorte de campagne internationale.
Mais les facteurs de succès des réseaux sont aussi ceux qui font reluire le revers de leur médaille. S’ils ne sont pas matérialisés par des mobilisations et des dynamiques réelles, les réseaux sociaux restent très souvent dans des affinités conjoncturelles et peinent à établir des liens consistants et durables entre leurs membres. Les contenus qui y circulent sont en majorité empreints de frivolité, de segmentation de l’information, d’obsession pour l’immédiateté et d’absence de rigueur, qui ne jouent pas en faveur de la compréhension profonde et élaborée d’un monde complexe. Leur tendance à amplifier l’atomisation individuelle, l’exhibitionnisme, le discours sur soi, voire même à créer de nouvelles formes d’isolement – 40% des adeptes des réseaux sociaux passent plus de temps dans des relations virtualisées que dans des sociabilités réelles, cohabite avec une nouvelle « colonisation » des espaces digitaux par les puissances mercantiles et informationnelles. De fait, de nombreux réseaux d’alerte et d’activisme digital signalent la montée en puissance des lobbies économiques pour contrôler davantage les flux digitaux, leurs cadres juridiques nationaux et les mécanismes d’exclusion dans les réseaux.
Alors quel avenir se dessine-t-il pour les jeunes réseaux sociaux, désormais bien éloignés du climat de neutralité et de quasi inadvertance de l’État et des pouvoirs économiques qui régnait à l’époque où fut inventé Internet ? Maintenant que la voie de leur généralisation est grande ouverte, peuvent-ils contribuer à créer les conditions d’une nouvelle agora planétaire et d’une intelligence collective globale comme l’évoquent différents mouvements de commoning et de culture digitale ? En plus de leur aptitude relationnelle, il faudra pour cela qu’ils soient capables d’inventer de nouvelles modalités de synthèse, d’interopérabilité et d’agrégation des contenus dont ils sont porteurs. De nouveaux outils et cultures digitales voient le jour dans ce sens. Il sera nécessaire également de construire des contre-pouvoirs et des mobilisations transnationales citoyennes pour interpeller les parlements nationaux, les gouvernements et les agences internationales telles que l’Union Internationale des Télécommunications, l’OMC et les différents organes de normalisation d’Internet. Ces mobilisations doivent constituer des réseaux d’alerte, d’analyse et de revendications pour promouvoir un usage responsable et socialement contrôlé, des réseaux et des outils de l’ère digitale.