Cet itinéraire de la lutte des travailleurs a commencé au sein du mouvement syndical avec des usines récupérées en Argentine et donne lieu aujourd’hui à un nouveau débat sur l’économie mondiale
Article de François Soulard, novembre 2016
La menace climatique, les turbulences du pouvoir mondial et le résultat de quarante années d’expansion des modèles socio productifs néolibéraux ont donné lieu presque partout sur la planète à l’exploration de nouveaux paradigmes sociaux, culturels et économiques. En Argentine, dans le terreau de ces nouveaux paradigmes, les entreprises récupérées ont connu un certain essor. Elles représentent sans aucun doute une expérience sans précédent, formant un mouvement pluriel aux niveaux national et régional, durable dans le temps et semblable à celui qu’on trouve dans d’autres régions dévastées par de fortes vagues de désindustrialisation et de crise économique (Detroit aux Etats-Unis, le Brésil, le Mexique, la Grèce, la France, l’Espagne, Totness en Angleterre, etc.). A l’heure actuelle, après deux décennies de lutte et de croissance pour promouvoir une économie sociale renforcée par la période vertueuse des gouvernements populaires en Amérique latine, émerge une nouvelle initiative visant à réformer le système économique mondial à travers l’Observatoire de la Richesse pour un nouveau système financier et communicationnel mondial.
Occuper, résister, produire … resignifier
Il n’est pas facile de faire la synthèse d’une lutte aussi emblématique et la meilleure façon de le faire est probablement de raconter son histoire concrète. La récupération d’entreprises en Argentine et dans d’autres pays d’Amérique latine est un processus qui a commencé comme une réponse combative des travailleurs contre la violence économique des années 90. Ces derniers avaient été les victimes d’une croissance impitoyable de l’exclusion sociale, de la désindustrialisation et de l’insécurité de l’emploi, en pleine harmonie avec les critères idéologiques du consensus de Washington appliqués par les élites locales. Les industries tombaient en faillite économique et leurs travailleurs, désemparés et sans aucune aide au niveau gouvernemental, syndical et juridique, optaient pour la défense de leurs postes de travail en occupant l’espace de production, souvent pour le reconvertir selon le système collaboratif. Pour le dire plus directement et en termes conceptuels, là où l’État et le marché abandonnaient un espace de production qu’ils considéraient économiquement non rentable, renonçant à l’actif financier et à la gestion d’entreprise, les travailleurs socialisaient le capital matériel (et par conséquent tous les autres capitaux), à travers l’occupation physique de l’espace de production et se retrouvaient en conflit avec l’appareil gouvernemental et juridique. Outre le fait de permettre à leurs employés de conserver leurs postes de travail et de maintenir un certain niveau de production, les usines récupérées ont démontré qu’elles possédaient une plus grande résistance1 aux variations macroéconomiques que les entreprises privées et même que les PME traditionnelles.
Le bassin industriel de la région de Buenos Aires, qui comprend Quilmes, Berazategui et Varela dans la banlieue sud de la ville, a donné naissance aux premières expériences avec le soutien actif du syndicat des métallurgistes (UOM) 2. Les promoteurs de ces expériences se sont ensuite solidarisés avec d’autres initiatives visant à impulser le mouvement national des entreprises récupérées 3 et d’autres fédérations. Actuellement il existe environ 370 entreprises récupérées en Argentine4 et 700 entreprises au niveau régional5, mobilisant environ 16 000 travailleurs. Elles sont principalement implantées dans la capitale et dans la province de Buenos Aires, mais aussi à l’intérieur du pays. La très grande majorité de ces expériences ont commencé pendant la période 2002-2004 dans les secteurs industriels, tels que les secteurs métallurgique, alimentaire, graphique et textile, mais le processus a continué à se développer jusqu’à ce jour. Deux rencontres continentales ont eu lieu en 2005 et 2006 et ont promu de nouvelles articulations internationales6.
L’entreprise phare IMPA, pièce essentielle dans ce mécanisme, est située dans la capitale de l’Argentine et a cristallisé une expérience particulièrement remarquable. Créée en 1928 pour fabriquer des pièces en aluminium destinées à l’industrie de l’aviation, IMPA a été nationalisée en 1944 et est devenue une coopérative dans les années 60. Par la suite, en 1998, au moment où la déréglementation du marché du travail et la pression monopolistique exercée par le groupe industriel Aluar étaient en plein essor, elle fait faillite et devient une entreprise récupérée, non sans passer par des périodes de contradictions, par des tentatives de sabotage et des moments héroïques, comme c’est le cas dans la plupart de ces expériences. IMPA a réussi à maintenir sa ligne de production et a mis ses installations de 22 000 m² couverts à la disposition d’une université pour les travailleurs, d’un lycée populaire, d’un centre culturel, de huit salles de théâtre, d’un cinéma, de plusieurs espaces consacrés à la santé, d’une chaîne de télévision et d’une radio communautaire.
Autrement dit, une entreprise récupérée qui s’éloigne du schéma traditionnel de la propriété privée pour se transformer en un « lieu » ou en un laboratoire nodal de rencontre des mouvements ouvriers, urbains, culturels et sociopolitiques. Plusieurs des caractéristiques que l’économiste Elinor Ostrom, lauréate du prix Nobel, a mentionnées dans son analyse de l’utilisation internationale des ressources communes7 peuvent être vérifiées, en tenant toujours compte du fait que le conflit est un élément central pour mettre en place un scénario de communalisation. Ce même pôle de résistance et de soutien pour les auto-organisations populaires contre l’ouragan de l’économie mondialisée a soutenu la lutte d’autres travailleurs, comme dans le cas de la Banque Scotiabank en 2001 ou de l’entreprise Lapa dans le secteur aéronautique. Ce soutien a eu lieu à contre-courant des entraves voire des vetos des courants syndicaux traditionnels qui s’y opposaient. Actuellement, IMPA continue d’accompagner l’entreprise La Salamandra et l’usine d’un fabricant d’huile de La Matanza (banlieue ouest de Buenos Aires).
Selon Guillermo Robledo, qui faisait partie de cette histoire et qui à l’heure actuelle est le coordinateur de l’Observatoire de la Richesse, il est clair que de nouveaux micro-paradigmes ont été activés par ce front pluriel d’entreprises en état de désobéissance et de récupération de leur propre force productive. Certaines politiques publiques ont été mises en lumière et ont facilité la reconversion (loi d’expropriation, crédits d’État et programme d’encouragement). Plusieurs mouvements sociaux ont accompagné cette dynamique, mais il faut admettre qu’en vingt ans ces micro-paradigmes d’indépendance économique sont restés isolés et périphériques, incapables de se reproduire et d’interpeller plus profondément la structure « centro-dépendante » des systèmes juridique, monétaire et financier, et cela malgré la progression historique des projets populaires en Amérique latine stimulée par un extraordinaire cycle de prix élevés des matières premières liées à la croissance de la Chine.
Cela a mis un frein à la capacité de transformation, non seulement pour les industries récupérées et pour l’économie populaire mais, plus généralement, pour la matrice économique régionale. Ces limites remontent à la surface à cause de la récession mondiale et de la progression d’un processus néocolonial-revanchiste de portée continentale.
A la recherche de nouveaux points nodaux et d’une synthèse
Pour les référents impliqués dans ce mouvement, il est clair que la voie de l’émancipation ne pouvait pas se limiter exclusivement à cette forme de résistance directe et à son expansion potentielle dans les fissures de l’orthodoxie économique. Il est devenu clair qu’il fallait davantage s’engager dans des systèmes d’idées, qu’ils soient nouveaux, ignorés ou latents, capables de renouveler l’esprit des élites et des mouvements eux-mêmes. Parmi les différents courants théoriques émancipateurs qui viennent nourrir ce mouvement se trouve l’école d’économie écologique créée autour du physicien Frederick Soddy8 au début du XXe siècle qui fut ignorée par l’establishment intellectuel à cause de ses critiques acerbes du système monétaire en tant que mécanisme de contrôle de la richesse. On peut également citer Silvio Gesell, Henry George, Joseph Schumpeter et Eva Perón, tous à l’origine du mouvement péroniste. Mails il faut également mentionner l’œuvre moins connue de Grundrisse9 de Marx médiatisée par l’allemand Martin Nicolaus, qui a rendu visible, entre autres éléments, les phénomènes de transfert de fonds de pension, l’atomisation de la classe ouvrière, la financiarisation des moyens de production et l’expansion d’une classe moyenne internationale.
Aujourd’hui ces courants nouveaux ou relégués sont revenus au premier plan à l’échelle mondiale grâce à l’approfondissement de la crise capitaliste et à l’émergence de nouvelles complexités. Les espaces critiques ou alternatifs se multiplient, souvent en dehors des appareils traditionnels, alors que les changements structurels sont encore très lents. Au cours des quarante années qui se sont écoulées depuis le premier avertissement officiel lancé par le rapport Meadows et le Club de Rome en 1972, les progrès vers un paradigme post-productiviste ont été très fragiles et limités. Il est indéniable que les lieux d’innovation se sont multipliés, mais dans un contexte de renforcement du lobbying exercé par le système dominant pour assurer sa reproduction, comme l’a rappelé le Transnational Institute10. Bien que la société civile organisée ait joué un rôle fondamental dans certains domaines, elle n’a pas encore mis en place un véritable agenda qui soit en mesure d’arrêter la prise de pouvoir par les acteurs corporatifs et d’avoir une influence sur la direction future choisie de concert par les États.
C’est dans ce scénario qu’un secteur lié au mouvement des entreprises argentines récupérées et à différents mouvements populaires ont interprété la lettre encyclique Laudato Si – impulsé par le Pape qui à l’époque s’est solidarisé avec l’expérience des entreprises récupérées en Argentine, comme un nouvel horizon, non seulement éthique et civilisationnel, mais aussi politique, c’est-à-dire, comme un « projet de monde » comme l’a souligné le théologue Leonardo Boff. Il ne s’agit pas d’une proposition cléricale ; l’encyclique Laudato Si apporte un nouvel élément convocateur « non seulement pour repenser les choses, mais aussi pour développer une synthèse capable de surmonter les mensonges des 200 dernières années ». Le mot synthèse ici est synonyme de synthèse politique, c’est-à-dire, du fait d’assumer comme sujet social les défis de la nouvelle ère, avec de nouveaux agendas programmatiques et idéologiques.
Les perspectives accumulées tout au long des rencontres mondiales des mouvements populaires, promues par le Vatican et accompagnées par plusieurs mouvements internationaux (parmi lesquels le mouvement bolivarien) se font écho de l’idée qui priorise la lutte contre le colonialisme du système économique et financier. Il s’agit de lancer un appel aux peuples et à la société civile afin de se libérer du corset des « politiques sectorielles » et de remettre en question la Politique avec un grand P. Ces mouvements mettent en évidence la nécessité de remplacer le modèle idéologique globalisant, parfois reproduit dans les secteurs sociaux, par des chemins circulaires qui vont du local à l’universel tout en respectant l’identité des Peuples.
Vers l’Observatoire de la Richesse
C’est à la lumière de ce parcours que l’Observatoire de la Richesse pour un nouveau système financier et communicationnel mondial a été créé en 2016, avec Buenos Aires comme première base. Son point de départ consiste à rendre visible l’importance d’un nouveau débat portant sur l’ensemble du système financier et communicationnel et basé sur les prémisses suivantes :
• Après 2008, nous avons raté l’occasion d’approfondir la reforme du système financier ; aujourd’hui nous sommes confrontés à de nouveaux risques systémiques avec une déflation monétaire, ce qui nous oblige à reprendre la discussion.
• Il existe une déflation mondiale des prix sans plancher fixe en raison des effets de la révolution technologique et de la productivité, ce qui crée inévitablement les conditions objectives et subjectives pour une nouvelle conception de la richesse et de la communication (aujourd’hui, les entreprises récupérées en Argentine et de nombreuses autres entreprises sont victimes de ce phénomène et ont déclaré leur combat à travers la création de l’Observatoire). Tout cela permet de nouvelles approches du travail humain, de l’économie collaborative et de la consommation.
• À l’heure actuelle de nouveaux projets de reconversion néolibérale surgissent sous deux formes : le nationalisme autoritaire et le néocolonialisme globaliste. Il est donc nécessaire de promouvoir un nouvel internationalisme et d’internaliser le débat dans les mouvements (ce point de vue est mis en évidence en Europe par le mouvement Diem25, par Thomas Piketty14 et par le philosophe Habermas. D’autre part la Chine renouvelle sa politique étrangère vers un horizon de « communauté humaine avec un destin commun »).
• les systèmes de libre échange ont été profondément érodés; il suffit de regarder le phénomène de retour de la politique par le biais d’options critiques ou réactionnaires telles que le Brexit, l’irruption de Donal Trump, et le faible niveau de consensus autour des derniers accords transnationaux de libre-échange.
• L’évolution des réserves d’énergie fossile et du coût de l’extraction pousse la matrice énergétique sur le chemin des énergies renouvelables, ce qui implique une série de changements structurels profonds.
Un des principaux axes du travail de l’Observatoire15 porte sur la nécessité de rompre le barrage monétaire artificiel qui freine les alternatives populaires sur tous les fronts stratégiques : conceptuel, informationnel, politique, économique, spirituel et émotionnel. Un autre axe concerne la préparation d’une nouvelle modélisation mondiale en ligne avec le rapport Meadows du Club de Rome, sur la base du premier modèle mondial latino-américain élaboré au cours des mêmes années par la Fondation Bariloche16. Enfin un troisième axe porte sur la possibilité de tester des propositions concrètes et d’organiser des convergences aux niveaux local, régional et mondial.
Évidemment, il reste encore beaucoup à faire. Ce qui ne laisse aucun doute pour l’auteur de cet article est que ce mouvement, comme tant d’autres qui émergent des profondeurs des blessures résiduelles d’un monde en convulsion, prend racine dans un territoire ayant un profond message à faire parvenir au monde. Frappé successivement par le génocide, par la colonisation et par la violence impériale au nom du progrès civilisateur, sa force réside à la fois dans sa combativité, dans la véracité de son regard et dans sa capacité à surmonter le ressentiment.