Avancer vers une gestion souveraine des réseaux informatiques et développer des capacités stratégiques constituent un horizon cardinal pour avancer vers un Internet citoyen. Les débats du Forum social de l’Internet et d’autres dynamiques telles que le Digital New Deal ont mis en lumière cette perspective. Certains analystes, dont le Chinois Wang Yukai 1 (conseiller du gouvernement chinois) ou Laurent Bloch 2 (Institut de l’Iconomie en France) ont apporté leur contribution sur les manières de construire de la puissance dans le cyberespace. La participation à l’infrastructure informatique et à l’industrie électronique est un facteur de poids dans la couche matérielle. Dans la dimension logique des réseaux, il est crucial d’avoir un véritable contrôle sur les logiciels et les algorithmes. Dans le domaine de la culture et de la réglementation, le protagonisme international, la protection des réseaux et des droits, ainsi que la formation, sont d’une importance décisive. La volonté collective et la dimension culturelle sont au cœur de ces questions. Ces dernières sont à la base d’une asymétrie qui s’avère actuellement favorable aux grandes entreprises et à un groupe d’États industriels activement impliqués dans l’espace numérique.
L’importance du facteur culturel a son corrélat dans le domaine de la bataille de l’information qui se déroule en Amérique latine. Il n’y a rien de nouveau à souligner que le niveau de confrontation communicationnelle et médiatique est particulièrement intense dans la région, comparable dans une certaine mesure à ceux niveaux observés dans les contextes de guerre cinétique. Le slogan du « territoire en paix » proclamé en 2011 par les représentants de la CELAC et de l’UNASUR rimait certes avec l’idée de la pax americana, mais il contrastait fortement avec les affrontements aigus qui s’y développaient sur le plan irrégulier. La concentration des médias et leur faible régulation, la pénétration des réseaux avec la téléphonie mobile et l’essor d’Internet à partir des années 2000, ainsi que le niveau élevé de conflit social, ont favorisé cette tendance. À partir de 1989, le concept de guerre de quatrième génération (ou guerre hybride) ainsi que la notion de soft power ont étendu ce que Anibal Quijano, Raúl Prebisch, Celso Furtado, Carlos Escude et d’autres avaient décrit comme des approches de la domination dans l’une des principales zones d’influence des puissances occidentales.
C’est un fait que depuis 1990, l’apogée de l’hyperpuissance nord-américaine, et après la guerre d’Irak où la manipulation de l’information a atteint un seuil inédit, la conflictualité a muté vers des modalités irrégulières. Cette évolution a augmenté de façon exponentielle la confrontation dans l’espace informationnel. Elle a élargi les moyens de construire une influence. La dimension sociale du conflit en est venue à occuper une position décisive. La relation binaire ami-ennemi héritée de la bipolarité a eu tendance à évoluer vers une relation dominant-dominé (ou allié-adversaire) qui se combine avec de nouvelles formes de confrontation sur le terrain culturel et communicationnel. Comme le souligne Christian Harbulot de l’Ecole de guerre économique en France, ces combinaisons sont devenues l’une des clés stratégiques de la construction de la puissance à l’époque contemporaine, non seulement dans la sphère géopolitique mais aussi dans la sphère économique.
En Amérique latine, les peuples de la région savent très bien ce que signifie tenter de consolider un État-nation en étant exposé au flux incessant d’actes moralisateurs, prescriptifs et parfois déstabilisateurs entrepris sous le semblant cynique et monolithique de liberté politico-économique distillé par le pouvoir nord-américain. Depuis les années 1950, les États-Unis ont entrepris de consolider leur puissance dans le domaine technologique afin de créer une relation de dépendance durable avec leurs alliés et de réaliser une percée décisive dans les technologies de l’information. Dans le cadre de la dispute cognitive, l’influence américaine se mesure, outre l’hégémonie militaire, économique et politique, par la coopération dans le système initial de génération de connaissances (production scientifique et conception de la formation initiale de haut niveau). Dans un autre domaine, elle se traduit par l’incitation d’une infrastructure de communication, de produits culturels et de médias affidés, agissant souvent comme un vecteur politique du fait de son poids informatif.
Mais loin d’être une ressource exclusive des dominants, de nombreux acteurs de la région dans le camp des dominés pratiquent déjà, également dans un clair-obscur, ces nouvelles formes de persuasion. Le centre de la scène en termes de manipulation politico-médiatique a été occupée par la désinformation dans les processus électoraux et les opérations de guerre juridique, comparées à des coups d’État feutrés. Les cas de l’ancienne présidente Dilma Roussef et de Luiz Lula da Silva au Brésil sont emblématiques. Plusieurs référents politiques, quelle que soit leur couleur politique, ont été mêlés à ce type d’opération, parfois comparée à des coups d’État feutrés. Les cas de l’ancienne présidente Dilma Roussef et de Luiz Lula da Silva au Brésil sont emblématiques. Plusieurs référents politiques, quelle que soit leur couleur politique, ont été attrapés dans ce type d’opération qui articule étroitement offensive informationnelle, juridique et politique (le dernier exemple en date est l’ancienne présidente Jeanine Añez en Bolivie et a été signalé par la Cour interaméricaine des droits de l’homme 3). En Argentine, l’ancien président Mauricio Macri a développé, en partie avec les moyens de l’État, un système de renseignement privé combinant espionnage illégal, cooptation du pouvoir judiciaire, centres d’activisme de communication (trolls) et faveurs économiques afin de contrôler ses alliés et ses adversaires politiques.
À un autre niveau, le cycle progressif dans la région a favorisé des formes d’intégration qui incorporaient une contestation plus offensive de la prédominance de Washington dans l’agenda régional et les instances multilatérales. Les dirigeants du MERCOSUR, de l’UNASUR, de la CELAC, du Forum de São Paulo ou, dans une moindre mesure, du Groupe de Puebla, ont affirmé après le non à la ZLEA en 2005 une gestion contre-hégémonique du destin régional, sans pour autant effacer les adversités internes. Malgré la fracture structurelle de la première, les deux dernières continuent d’influencer les rapports de force psychologique entre les camps politiques. Dans le cas de Cuba, du Venezuela et du bloc ALBA en général, les stratégies d’influence des premiers dans les sphères institutionnelles des autres sont efficaces et garantissent une viabilité géopolitique de La Havane. Face aux pressions extérieures, le Nicaragua, la Bolivie et le Venezuela ont mis en place une trame informationnelle (à laquelle Telesur participe naturellement) fonctionnant dans un écosystème en réseau pour compenser leur affaiblissement interne et modifier les perceptions.
Dans d’autres domaines, nous pourrions mentionner les puissantes manœuvres des groupes de pression des entreprises, les groupes illicites, financiers et judiciaires qui sont mis au grand jour au rythme des scandales ou des crises du moment, ainsi que les questions de corruption dans la sphère politique. Les affaires des Panama Papers, Lava Jato et Odebrecht, parmi beaucoup d’autres, ont donné une idée du continent obscure de l’influence et de la criminalité qui opère au-dessus et en-deçà de la surface institutionnelle. Il n’est pas exagéré de dire que le poids de ces structures d’influence en Amérique latine est tel que leur impact en termes de corruption et d’insécurité peut briser l’équilibre institutionnel d’un pays. Que ce soit pour maintenir une hégémonie de dominant à dominé, pour affaiblir l’influence du dominant depuis le lieu de domination, pour modifier le rapport de force avec un adversaire, pour façonner la réputation de certains secteurs, chaque acteur aujourd’hui, avec plus ou moins de profondeur et d’intelligence, est impliqué dans cette nouvelle guérilla qui inclut la dimension communicationnelle.
Les dénominateurs communs que nous pouvons mettre en évidence dans ces manœuvres sont variés. Il est possible pour les acteurs dominés de modifier les rapports de force en ciblant les faiblesses de l’adversaire, l’offensive donnant de meilleurs résultats si elle est menée avec intelligence. Plus que de simples instruments de communication, il s’agit de concevoir de véritables stratégies agissant sur différents terrains, ce qui implique d’avoir un objectif clair, une identité consolidée et d’être organisé. Les intentions sont davantage cachées et dissimulées que directes et frontales, bien que les deux modalités directes-indirectes se complètent, ce qui induit en corollaire d’avoir des options de défense. Les vecteurs de communication sont souvent indirects et interconnectés entre eux, tandis qu’un large éventail d’acteurs est impliqué. Les contenus moraux, identitaires ou historiques sont intensément mobilisés, d’où l’importance des questions liées à la corruption et à la réputation des personnalités publiques.
Il est important de noter que, bien que les confrontations informationnelles soient particulièrement violentes et entrelacées avec tous les niveaux sociaux, économiques et politiques, il ne semble pas encore exister de corps conceptuel fortement consolidé pour aborder ces stratégies. Le fameux « bombardement » informationnel que les opprimés des monopoles médiatiques ne cessent de dénoncer ne semble pas avoir trouvé de réponse dans un effort organisationnel et intellectuel pour donner au phénomène toute sa dimension de guerre cognitive. Bien que les universités et un secteur du journalisme d’investigation produisent un effort notoire pour rendre ce réseautage visible, l’influence continue d’être abordée dans les termes classiques. De plus, la structure compartimentée des universités et des organisations rend difficile l’intégration des questions informationnelles aux autres dimensions. Il suffit par exemple de voir comment la désinformation dans les médias et les réseaux sociaux est abordée localement sous un angle essentiellement normatif 4.
En définitive, et au-delà des slogans dissidents, il est central de renouveler les conceptions et les modalités d’utilisation de l’influence dans un monde plus multipolaire et interconnecté. Il s’agit d’un nouveau positionnement de la souveraineté face à un ordre libéral rongé par une sorte de nouvel impérialisme irrégulier.
- https://www.cfr.org/blog/how-china-becomes-cyber-power
- https://www.diploweb.com/1-Hegemonie-des-Etats-Unis-sur-l-Internet.html
- https://cedib.org/post_type_titulares/cidh-rechaza-medida-cautelar-a-anez-y-observan-sesgo-politico-pagina-siete-30-3-21/
- Guide pour garantir la liberté d’expression face à la désinformation délibérée dans les contextes électoraux, OEA, RELE, CIDH http://www.oas.org/es/cidh/expresion/publicaciones/Guia_Desinformacion_VF.pdf.
La désinformation sur Internet dans les contextes électoraux en Amérique latine et dans les Caraïbes, AlSur https://www.alsur.lat/reporte/desinformacion-en-internet-en-contextos-electorales-america-latina-el-caribe